Le débat théorique
L'opposition entre la colonisation anglaise et la colonisation française est très ancienne, vue aussi bien d'un côté que de l'autre. Mais le débat théorique proprement dit n'apparaît que tardivement, dans le deuxième quart du XXème siècle, même si des tentatives théoriques ont vu le jour auparavant, fondées essentiellement sur des considérations culturelles, comme l'explique Véronique Dimier[1].
On peut considérer que le point de départ de ce débat est à situer dans la publication par Lord Lugard, en 1922, d'un ouvrage au grand retentissement, The Dual Mandate in British Tropical Africa[3], au point qu'on parlera d'une doctrine de Lugard et même de "lugardisme" pour désigner l'Indirect Rule (gouvernement indirect). Après une carrière militaire où il participe à de nombreux combats, Lord Lugard entreprend des missions d'exploration pour le compte de la British East Africa Company, puis de la British West Charterland Company, ainsi que des campagnes contre le trafic d'esclaves. Nommé Haut commissaire du Haut Nigeria puis Gouverneur de Hong-Kong, il revient comme Gouverneur au Nigeria en 1912. C'est après cette expérience décisive qu'il publie son ouvrage sur le gouvernement indirect, qui ne sera pas traduit en français. |
Faute de traduction, la doctrine de Lugard est davantage l'objet de critiques s'appuyant sur des textes rapportés, et sur sa réputation de colonial britannique ayant combattu l'influence française, mais elle peut être enseignée : « Un homme aussi autorisé que Maurice Delafosse nous enseignait, à l'Ecole Coloniale, jusqu'en I926, date de sa mort, une doctrine proche de la vôtre [Lugard] : sauvegarder les institutions indigènes, les faire évoluer lentement dans leur cadre naturel, ne pas créer de caricatures d'Europe »
, note Hubert Deschamps,
p. 298[4]). La première monographie en français sur la pensée de Lord Lugard est, à ma connaissance, le mémoire de
Claude Horrut[5] (1967).
Il est vrai aussi que la France disposait déjà depuis longtemps de sa "politique d'association", et de ses théoriciens : Jules Harmand l'exposait en 1910 dans le chapitre 6 de Domination et colonisation[6], en particulier aux pages 158 et suivantes, en l'opposant à la politique d'assimilation qu'il juge stérile et dangereuse (p. 156) ; Albert Sarraut, en 1923, alors ministre des Colonies, et futur président de l'Union française, consacre un chapitre à la "politique d'association" de son ouvrage sur La Mise en valeur des colonies françaises[7]. Enfin, on a souvent fait le rapprochement entre Lugard et Lyautey, qui sont à peu près de la même génération, et dont les conceptions sont très proches (cf. Histoire générale de l'Afrique[8], vol. 7, p. 345-348)
C'est au cours des années cinquante et soixante du XXème siècle que resurgissent des interrogations sur les méthodes et les théories de Lugard, à propos duquel s'expriment des écrivains spécialistes des colonies comme Robert Delavignette et Hubert Deschamps.
Robert Delavignette[9] avoue en 1951 sa grande admiration pour l'œuvre de Lugard, tant l'œuvre de gouvernement que l'ouvrage qu'il a publié sur le gouvernement indirect. Ce qui caractérise Lugard, selon Delavignette, c'est d'abord sa détermination à lutter contre la trafic des esclaves en remontant aux sources de la traite. Ensuite, la théorie du "double mandat" du colonisateur qui consiste d'une part à représenter son pays, et à lui rendre les colonies profitables, et de l'autre à développer la colonie dans l'intérêt des indigènes eux-mêmes, et en s'appuyant sur les traditions et cultures locales. On comprend que l'on est bien ici dans une double perspective qui correspond on ne peut mieux avec la politique de Delavignette.
Si les méthodes de gouvernement indirect ont préexisté à l' action et à la réflexion de Lugard, c'est, selon Delavignette, bien plus dans un souci d'économie administrative que pour répondre à une réelle conviction : « Lord Lugard développe les pouvoirs des chefs indigènes en les réformant, et les intègre à son système de gouvernement unifié qui viendra les encadrer par le haut »
(p. 181). Et en effet, Lugard a envisagé le système colonial sous tous ses aspects, et en a étudié les moyens. De là ce gros ouvrage, résumé par Delavignette, où figurent des chapitres consacrés aux méthodes d'élimination de l'esclavage, à l'enseignement, et à la formation, tant des élites indigènes que des populations.
Il reste à Delavignette de conclure sur l'Afrique de son temps. A l'époque où Delavignette prononce son éloge, le gouvernement britannique s'est orienté nettement vers des anciennes colonies indépendantes dans le cadre du Commonwealth. La France, de son côté, par sa constitution de 1946, a créé l'Union française, avec des statuts différents, mais dans une même volonté de transition.
Cette émission sur l'Union française s'attache à mieux faire connaître les institutions des territoires d'outre-mer, qui viennent d'être modifiées par la loi cadre de juin 1956. Pour cela, Gaston DEFFERRE, ministre de l'outre-mer, est venu répondre aux questions de quatre élèves de l'Institut d'études politiques. Gaston DEFFERRE commence par rappeler la situation de l'ex Empire, régi par la Constitution de 1946. Comme il ressentait un malaise dans les territoires d'outre-mer, il a souhaité une modification des institutions allant vers une plus grande autonomie politique des territoires. La loi cadre permet la création d'institutions locales et l'instauration du suffrage universel (INA).
A la différence de Robert Delavignette,
Hubert Deschamps[4] se déclare ouvertement assimilationniste et s'oppose à Lord Lugard, que son titre ("Et maintenant Lord Lugard ?") et tout son article interpelle. Nous sommes en 1963, la partie est jouée : « Il est vrai que les colonies elles-mêmes appartiennent aujourd'hui au domaine des ombres. Ainsi je vous convie à une controverse fictive sur un sujet périmé »
(p. 293).
Hubert Deschamps ne sépare pas la doctrine de Lugard de son "terreau" culturel : du pragmatisme atavique au jardin anglais, tout préparait le baron à une colonisation soumise à l'Indirect Rule. De même, la colonisation française, ou du moins la doctrine de l'assimilation est le produit d'une mentalité : celle des philosophes du XVIIIe siècle, de la Révolution française qui décrète l'abolition de l'esclavage et l'égalité des citoyens d'outre-mer avec leurs compatriotes français. C'est cette doctrine, qu'en tant que socialiste, Deschamps a défendue. Reste le moment du bilan.
Le système de Lugard aurait maintenu les chefs indigènes dans des traditions que l'évolution du monde décrétait inactuelles. Pire, elle a créé un déséquilibre au sein des sociétés africaines entre ces élites surannées et les élites formées par le colonisateur, lesquelles revendiquent une place qui leur paraît due. En créant des sortes de musées ethnologiques, le colonisateur britannique aurait retardé l'accès de l'Afrique au monde moderne. Qu'en est-il, à l'heure des indépendances ? Les anciennes colonies françaises ont bénéficié de la mise en place d'une administration efficace et durable. En revanche, les colonies anglaises, n'ayant pas touché aux structures indigènes, leur ont facilité l'accès à la décolonisation. |
Et maintenant comptons les points:
Vous avez perdu sur l'évolution dans les formes traditionnelles, mais vous avez gagné sur l'autonomie africaine.
J'ai gagné pour la victoire des hommes et des institutions modernes, j'ai perdu sur l'assimilation politique.
1 but à 1, Lord Lugard. Match nul (p. 305).
Michael Crowder[12], dans un article paru en anglais dans la même revue un an plus tard, conteste l'article précédent de Hubert Deschamps, lequel aurait beaucoup trop minimisé les différences entre les deux systèmes.
[12]Deschamps avait par exemple comparé la transposition du système parlementaire britannique, jusque dans son décorum, aux pays placés sous sa domination, à une forme perverse d'assimilation : l'Angleterre a transposé |
[12]Tout d'abord, Crowder réfute la thèse selon laquelle le système de l'Indirect Rule serait l'équivalent du système de la politique d'association française. Les Britanniques, et particulièrement Lord Lugard aurait strictement respecté la prééminence des chefs locaux, les administrateurs ne se manifestant auprès d'eux qu'en tant que conseillers, et en tâchant d'endosser le moins possible le rôle de supervisers. En second lieu, loin de figer les élites indigènes dans leurs coutumes, les Britanniques auraient su, à travers leurs conseils, moderniser leurs modes de gouvernance. Mais ils se sont appuyés sur les systèmes d'autorité préexistant à la colonisation, en respectant l'étendue des domaines d'autorité traditionnels des chefs.
Au contraire, l'administration française n'aurait pas tenu compte de l'étendue des territoires soumis aux chefferies, en découpant des cantons à sa convenance, et en donnant aux chefs indigènes de nouvelles étendues de pouvoir qui ne correspondaient pas aux anciennes. Elle n'aurait pas davantage respecté les modes d'élection antérieurs à leur occupation, et choisi les autorités indigènes à leur avantage, en en faisant simplement des relais de l'administration coloniale.
Quant à la politique officielle d'association, elle n'a pas empêché, selon Crowder, l'idéologie de l'assimilation de continuer à diriger concrtement les agents de la colonisation. Les motivations humanitaires persistantes ont poussé les Français à développer un système éducatif pour les indigènes sur le modèle exact de l'éducation française. Les élites indigènes passant par le filtre de l'enseignement et des concours pouvaient être absorbées par l'administration française en général, tandis que les Britanniques encourageaient les indigènes à s'orienter vers l'administration locale.
Pour Crowder, il y a bien une opposition fondamentale entre deux conceptions de la colonisation.
Contrepoint
Wangari Maathai, prix Nobel de la paix 2004, évoque la colonisation anglaise au Kenya (document INA).
Les Grands Entretiens de l'INA : Wangari Maathai. "La guerre 1914-1918"