Les moyens de la propagande coloniale
Une propagande insuffisante ?
Les ouvrages récents des historiens les plus convaincus mettent souvent l'accent sur la propagande coloniale, pour en démonter les mécanismes, en dénoncer les moyens, en grossir les traits déjà caricaturaux. Dans cette part faite à la propagande coloniale dans le récit historique de la colonisation, et à laquelle, dans une perspective postcoloniale, on reproche le plus souvent le traitement de l'indigène et ses représentations, il y a, à mon avis, deux erreurs qui sont souvent commises.
La première est une confusion chronologique, qui est d'ailleurs au principe même de ce type d'études et qui consiste à extraire les discours de leur contexte en les dépaysant dans une perspective contemporaine, ce qui implique, entre autres, de négliger de signaler les glissements de sens et de valeur des mots entre l'époque où ils ont été utilisés et la manière dont ils sont lus aujourd'hui. Il en va ainsi du mot race, il en va ainsi du mot opportuniste ou du mot propagande. |
Certes, la définition du mot propagande n'a pas considérablement varié : "Action psychologique qui met en oeuvre tous les moyens d'information pour propager une doctrine, créer un mouvement d'opinion et susciter une décision." ( TLF[2])
On trouvera toujours l'idée que la propagande ajoute à l'information une volonté de convaincre, ce qui est lié à l'étymologie du mot (Congrégation de la Propagande). Mais incontestablement le a mot pris, peut-être pendant la seconde guerre mondiale, ou bien à la suite du développement des idéologies fascistes et communistes au cours des années trente, une connotation péjorative, comme dans la fameuse chanson, citée par le TLF (article Propagande) : "La radio n'était qu'un moyen de propagande. 'Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand', chantonnait Radio-Londres".
La notion de propagande semble beaucoup plus légitime auparavant. Le Littré la définit ainsi : "Faire de la propagande, tenter de propager une opinion, un système politique, social, religieux". De là qu'il peut être utilisé dans un sens positif, au moins jusque dans les années vingt.
Le discours propagandiste étant nécessairement un discours de conviction et voulant entraîner l'adhésion, il est en lui-même d'une certaine façon caricatural. On peut comprendre qu'il soit un morceau de choix pour tous ceux, historiens ou non, qui poursuivent le but, qu'on peut par ailleurs juger noble, de démontrer la malignité du discours colonial. D'autre part, il est clair que la place accordée à la propagande coloniale dans ces ouvrages d'histoire, surtout dans les beaux livres, car elles permettent de mettre en page de magnifiques affiches marquées par les esthétiques de l'art décoratif et de l'art moderne, est singulièrement décalée par rapport à son importance réelle. Claude Ageron l'avait cependant suffisamment montré : l'indifférence de l'opinion à l'égard du fait colonial semble attester que l'influence de cette propagande restait limitée : |
En avril 1907 fut donc créée, sous la présidence d'E[ugène] Etienne entouré de ses amis Saint-Germain et Jean-Paul Trouillet, la Ligue coloniale française qui se voulait un mouvement de masse destiné à renforcer le parti colonial et à forger l'éducation coloniale du peuple français. Eugène Etienne lui assignait notamment pour tâche : d'"organiser dans notre pays une propagande soutenue pour démontrer quel intérêt offre pour la France la possession de son vaste empire d'outre-mer. Faire mieux connaître nos colonies au grand public afin de l'y intéresser et d'y faire affluer les initiatives et les capitaux". Sur le plan du recrutement, la LCF[4] dont les moyens financiers paraissent avoir été très faibles fut un échec total. Elle visait en particulier la jeunesse: "Nous considérons l'accession des jeunes Français à l'idée coloniale comme un des plus pressants objectifs de notre action, un des plus nobles aussi".
Or, en juillet 1913, le nombre des adhérents, malgré l'implantation de sections dans le milieu scolaire, ne dépassait pas 2 600 et les animateurs de la LCF se montraient pessimistes quant à la diffusion de l'idée coloniale. Le Bulletin de la Ligue coloniale française devait avouer : "Le manque d'éducation et d'instruction coloniales, l'indolence et l'esprit individualiste, l'hostilité de certains hommes politiques et d'économistes à courte vue ont rendu jusqu'ici difficile l'action coloniale en France".
A la veille du premier conflit mondial, après trente ans d'efforts, les militants de la cause coloniale demeuraient peu nombreux : à peine 15 000 pour les douze associations dont nous connaissons le chiffre d'adhérents, moins de 25 000 sans doute pour la quarantaine de sociétés que nous avons cru devoir retenir, en négligeant toutefois les missions catholiques ou évangéliques, les associations mutuelles pour coloniaux (la Colonisation française comptait à elle seule 28000 sociétaires) et les sociétés amicales du type de la Société française des Ingénieurs coloniaux ou du Cercle républicain des Anciens Marsouins.
[...] En 1900, s'éditaient à Paris 45 journaux, bulletins et revues qui constituaient ce que les professionnels appelaient « la presse coloniale ». (Leur nombre était pratiquement inchangé en 1913 : 43.) Sur un total de 2790 publications périodiques publiées à Paris à la même date, cela représente peu et d'autant plus que le parti colonial ne disposait alors que de deux quotidiens à faible tirage : La Politique coloniale et La Dépêche coloniale ( p. 161-162[5]).
Quant à la propagande à travers le milieu éducatif, elle ne semble pas se porter beaucoup mieux :
Mais ne surestimons pas l'influence des livres scolaires, et surtout des livres d'Histoire de France. Constatons que la place de l'histoire coloniale dans les manuels fut toujours minime: le pourcentage des pages qui lui étaient consacrées par les ouvrages utilisés dans l'enseignement primaire variait de 3 % à 7 % et de 2 % à 5 % pour ceux de l'enseignement secondaire; cela ne saurait suffire à façonner une mentalité coloniale. Quant aux leçons du maître, que la tradition universitaire affirme plus riches que celles des manuels dont elles procèdent, comment en évaluer l'impact ? Rappelons pourtant que le nombre d'heures allouées à l'enseignement de l'histoire dans les classes primaires n'a cessé de baisser et que l'histoire coloniale fut toujours la parente pauvre de l'enseignement secondaire (p. 246[5]).
On peut donc accorder une certaine crédibilité aux plaintes des «coloniaux», pour employer ce terme général, quant à l'oubli, voire la mise à l'écart dont ils se sentent les victimes. En 1926, Marius-Ary Leblond pointent du doigt l'indifférence du public (« On sait mieux ce que valent nos colonies mais on les comprend peu, on ne les connaît pas, on ne s'y intéresse guère »
), l'absence de développement de l'enseignement colonial (« Les lectures coloniales ne figurent pas au programmes de nos écoles »
), l'absence de propagande coloniale au niveau du gouvernement et du parlement (« le Ministre n'a pas osé demander au Parlement le minuscule crédit nécessaire à instituer le service destiné à assurer la défense et l'illustration [...] de nos colonies, les quatre cinquièmes des députés étant égoïstement [...] anti-coloniaux »
), enfin la part insignifiante que la presse accorde à la littérature coloniale (« A L'Œuvre on rend compte en cent lignes de mauvais romans boulevardiers, en deux lignes d'un roman colonial : ce n'est pourtant pas l'intelligence qui manque à son directeur mais il range les coloniaux parmi les métèques »
) (p.
60[6]).
En 1936, A. Miquel, rédacteur en chef de la revue La Gazette coloniale & l'Empire français, regrette toujours qu'il n'y ait pas en France «d'esprit colonial ni d'opinion coloniale», et que l'enseignement ne reflète pas suffisamment la réalité des colonies : |
Le colonial se représente donc lui-même comme un oublié, les efforts qu'il consent mal récompensés, et cette absence de mise en valeur dans l'opinion publique française contribue à le séparer de ses compatriotes continentaux.
Complément : La presse contre les coloniaux
Le malheureux héros de Maurice Delafosse, Broussard, est atteint de soudanite, sorte d'irritation permanente qui frappe les coloniaux au bout d'un temps trop prolongé de séjour sous les tropiques. Dans cet état, Broussard est particulièrement sensible à la lecture de la presse métropolitaine généralement hostile aux coloniaux :
La lecture des journaux du reste n'est pas faite pour le remonter ; on n'y trouve qu'attaques, aussi violentes qu'injustifiées, contre les coloniaux, que l'imagination malveillante ou maladive d'un publiciste "humanitaire" a accusé des pires atrocités. Broussard froisse les feuilles avec colère, les lance à la place qui leur convient, je veux dire au tas d'ordures, et se dit avec une vraie douleur, si cuisante que parfois elle fait couler de ses yeux de vraies larmes : « Et voilà, allez donc ruiner votre santé, mener une vie plus dure que celle d'un casseur de cailloux, travailler dix à douze heures par jour, faire votre devoir et plus que votre devoir, pour être traité de tortionnaire, de satrape et de concussionnaire.
Qu'ils viennent donc ici, ces redresseurs de torts, ces négrophiles en chambre, ou même qu'ils se contentent donc de se regarder dans une glace, pour voir la poutre qu'ils ont dans l'œil !" Et cet accès de juste colère est souvent suivi d'un accès de fièvre... Ah ! messieurs les cœurs tendres, qui pleurez des larmes de crocodile sur le sort des nègres que vous ne connaissez pas et qui vivez du métier de calomniateurs, votre seule excuse est que vous ne savez pas ce que vous faites ni le mal que produit votre venimeuse copie ! ( p. 53[10])
Complément : Un manuel d'histoire de France de 1904
Dans le manuel de
Dechamps et Gauthier[11] (95 pages), où Louis IX remplace Saint Louis, et où Jeanne d'Arc « crut entendre de mystérieuses voix »
(p. 32), bien peu de choses en effet sur la colonisation.
Deux fois 2/3 de page (p. 81 et 83) sur le coup d'éventail du dey d'Alger, seule explication donnée de la prise d'Alger, et ses conséquences, la colonisation de l'Algérie ; un paragraphe, p. 90, sur les conquêtes coloniales entreprises par Jules Ferry, une ligne, p. 92, sur la colonisation du Soudan et du Congo. |