Introduction aux discours coloniaux

La question de l'esclavage sous la troisième République

Parmi les « conceptions humanitaires » avancées par Jules Ferry dans son discours du 28 juillet 1885 sur la politique coloniale de la France, l'abolition de l'esclavage, particulièrement en Afrique, est prioritaire :

Est-ce que notre premier devoir, la première règle que la France s'est imposée, que l'Angleterre a fait pénétrer dans le droit coutumier des nations européennes, et que la conférence de Berlin vient de traduire en droit positif, en obligation sanctionnée par la signature de tous les gouvernements, n'est pas de combattre la traite des nègres, cet horrible trafic, et l'esclavage, cette infamie ? ( p. 212[1]).

Juridiquement, la distinction entre protectorat et colonie est de ce point de vue fondamentale. On peut le constater à partir d'un cas d'espèce, celui de Madagascar.

Les crédits pour l'expédition de Madagascar de 1895 sont votés par le Parlement en novembre de l'année qui précède dans le but de renforcer le traité de 1885 et d'établir un protectorat effectif et reconnu internationalement. Suite à la résistance généralisée qui suit l'invasion, et dont on soupçonne qu'elle est encouragée par la reine et son entourage, les deux traités signés successivement en quelques jours par la reine après la prise de Madagascar par les troupes françaises sont considérés comme insuffisants et Berthelot, ministre des Affaires étrangères, déclare Madagascar « possession française ». Mais l'expression de « possession française », s'il a l'avantage de concilier les positions contradictoires des annexionnistes et des associationnistes, n'a aucun contenu juridique du point de vue international. Il faut donc trancher. Or, le régime du protectorat suppose le respect des accords internationaux passés par le gouvernement malgache avant la conquête, et se trouve en pleine contradiction avec l'intention du gouvernement de modifier en profondeur le régime douanier de Madagascar. C'est une des raisons pour lesquelles le gouvernement français fait voter l'annexion de Madagascar le 27 septembre 1896 ce qui implique mécaniquement non seulement la modification du régime douanier, mais également l'abolition de l'esclavage à Madagascar.

Or, les partisans du protectorat, et en particulier le Comité de Madagascar, ne comptaient pas que des abolitionnistes. Voici encore un exemple de dédoublement du discours colonial.

Dans une recension parue dans la Revue de Madagascar en 1899, on peut lire que les adeptes du protectorat, ou du moins un certain nombre d'entre eux, n'étaient pas les partisans inconditionnels d'une abolition radicale et immédiate de l'esclavage. Ce qu'on retrouve dans plusieurs discours coloniaux, c'est l'idée qu'il y a plusieurs formes d'esclavage, certaines plus « douces » que d'autres, et surtout que l'esclavage peut être enraciné dans une culture indigène que le régime du protectorat se donne justement pour objectif de respecter :

Il [Ed.-C. André, l'auteur de l'ouvrage recensé] a vécu à Madagascar, où il était arrivé alors que l'institution de l'esclavage, flétrie par tant de beaux discours parlementaires, y était encore en pleine vigueur. Il a vu de près ce qu'elle était par le fait ; une fonction indispensable, et une coutume peu pénible à ceux qui en étaient les « victimes ». L'esclavage malgache n'était pas comparable le moins du monde avec ce que fut l'esclavage en Grèce ou à Rome, ou dans les colonies sucrières du début du siècle, ni davantage avec ce qu'est encore aujourd'hui l'esclavage africain : une exploitation odieuse. Il était patriarcal, et les serfs ne songeaient point à se révolter. Et l'auteur regrette justement qu'on l'ait fait disparaître avec tant de précipitation ( p. 151-152[2]).

Et l'un des arguments avancés par André est, à l'inverse de ce qu'on a pu lire plus haut, d'ordre économique. C'est l'économie de Madagascar, qui reposait avant le décret largement sur l'utilisation de l'esclavage qui va s'en trouver bouleversée. Gallieni lui-même se défendra d'avoir promulgué le décret à Madagascar, les circonstances ayant fait que cette tâche a incombé à son prédécesseur ( p. 184[3]).

Fête du 14 juillet à Tmbouctou (1913)InformationsInformations[4]

On retrouvera le même type de raisonnement chez le capitaine Marc-Schrader, dans un article — au titre provocateur («  Quand j'étais maire de Tombouctou[5] ») lorsqu'on se souvient de l'aura d'étrangeté et d'exotisme que suscita longtemps le nom de la ville de Tombouctou — paru en 1913. Pour cet administrateur colonial, qui ne nie pas le caractère particulièrement odieux du traitement des esclaves jusqu'au moment de leur vente sur le marché de Tombouctou avant la conquête coloniale, l'abolition de l'esclavage a fatalement détruit un centre économique de première importance en Afrique de l'ouest, et condamné à l'oisiveté et à la dégradation sociale un nombre important de marchands musulmans. Il souligne, de plus, l'humanité du sort réservé aux esclaves après qu'ils eurent été acquis par leur maître, à condition, « bien entendu », qu'ils eussent choisi de se convertir à l'islam. [6]

Quant aux moyens de « sortir » de l'esclavage, autrement que par l'application administrative immédiate, les discours coloniaux offrent des solutions aussi variées qu'imaginatives. Voici celle proposée par l'explorateur Soleillet, d'après Jules Gros. Pour Soleillet, l'abolition de l'esclavage n'aurait rien résolu. Les tribus africaines continuent à se faire la guerre, réduisent leurs ennemis en esclavage, et, ne trouvant pas à les vendre, les « massacre invariablement et sans pitié ». La solution consiste donc dans le rachat pur et simple de ces esclaves condamnés, et de les utiliser pour repeupler le Sahara :

Là, on les initierait à l'agriculture, aux arts et à la civilisation de l'Europe ; on les aiderait à se construire des villes et des villages et, après un engagement de dix années par exemple, on leur octroierait, avec leur liberté, leurs demeures, les terres qu'ils ont cultivées et leurs instruments de travail. Soleillet pensait que ce serait là la double solution de ces problèmes, le peuplement du Sahara, et l'abolition effective de l'esclavage ( p. 37-38[7]).

Le même Jules Gros rapporte que Brazza lui-même rachetait des esclaves, avec un succès mitigé, comme le montre cette anecdote :

Il avait acheté deux esclaves, presque deux enfants, deux frères dont l'un avait seize ans et l'autre dix-huit. Il leur déclara qu'ils étaient libres et ils partirent pour retourner dans leur pays. Ils n'avaient pas fait deux lieues que l'aîné saisit son frère, lui entrava les jambes, lui mit la barre d'esclavage au cou et courut le vendre au prochain village ( p. 107-108[7])

Quant à la suppression de l'esclavage par voie législative, et le dessein des colonisateurs de le faire disparaître de la surface du globe, à commencer par les territoires sous juridiction européenne, elle est souvent mise en cause par les anticolonialistes qui y voient un prétexte, une justification à l'entreprise coloniale, plus que l'expression d'un humanitarisme sincère. C'est particulièrement le cas des anticolonialistes d'obédience marxiste dont l'un des représentants les plus connus est Paul Louis ( Le Colonialisme[8], 1905)

A dire vrai, le projet d'abolition de l'esclavage, soutenu par les philanthropes européens, constitue en effet un argument pertinent. Henri Wesseling montre comment Bismark, en 1888, demandant des crédits au Reichstag, obtint les voix des catholiques en s'appuyant sur la campagne antiesclavagiste répandue par les anglais et les catholiques en général depuis l'encyclique In plurimis du pape Léon XIII et l'action du cardinal Lavigerie ( p. 285[9]).

Le Dernier Rempart de l'esclavageInformationsInformations[10]

Bien plus tard, c'est la même stratégie que vont avancer les propagandistes italiens pour soutenir la campagne d'invasion de l'Ethiopie de 1936. Dans un ouvrage en français destiné à la communauté internationale, G.C. Baravelli[11] cite les ouvrages récents de Joseph Kessel[12] et d'Henri de Monfreid[13] sur le drame du trafic d'esclaves en Abyssinie, et justifie le projet de colonisation par la nécessité de mettre un terme aux atrocités qui sont commises dans ce dernier pays indépendant d'Afrique [11].

Les discours coloniaux sur l'esclavage pendant la troisième République se répartissent donc, pour résumer, de la manière suivante :

Discours idéologique, affirmant la nécessité de mettre un terme par l'application de la loi, voire par la force, à toute forme de pratique de l'esclavage.

Un discours pragmatique, dans lequel on prône une abolition progressive de l'esclavage au nom du respect des coutumes et des sociétés indigènes.

Un discours économique à double tranchant, selon qu'on considère, d'après les situations locales et au cas par cas, que l'esclavage est un obstacle, ou au contraire un instrument indispensable à l'équilibre économique.

  1. Jules Ferry [1893]

    Ferry, Jules, et Robiquet, Paul, Discours et opinions de Jules Ferry, Paris, A. Colin & cie, 1893.

  2. Revue de Madagascar 1899

    Revue de Madagascar, Paris, Comité de Madagascar, année 1899.

  3. Gallieni [1906]

    Gallieni, Joseph-Simon, Neuf ans à Madagascar, Paris, Librairie Hachette, 1906.

  4. Fête du 14 juillet à Tombouctou. Marc-Schrader, Capitaine. "Quand j'étais maire de Tombouctou." Le Tour du Monde 1913, 397-432. Licence : Domaine Public

  5. Marc-Schrader [1913]

    Marc-Schrader, Capitaine. "Quand j'étais maire de Tombouctou." Le Tour du Monde, 1913, p. 397-432.

  6. Capitaine Marc-Schrader, « Quand j'étais maire de Tombouctou », Le Tour du Monde , 1913, p. 410-411.

    "Une place immense était réservée pour le marché aux esclaves et les acheteurs s'y pressaient, examinant la marchandise accroupie sur le sable, et la marchandant d'après ses possibilités de rendement. On tâtait les muscles et on examinait les dents; on forçait à courir et à soulever des fardeaux les sujets dont la vigueur était douteuse. Un homme adulte robuste et sain valait plusieurs centaines de francs. Une jolie fille valait davantage. Les gens âgés et les malingres, sans valeur marchande, étaient dédaignés des acheteurs; et ces malheureux, à peine nourris, méprisés par leurs maîtres, achevaient leur vie dans la plus affreuse misère."

  7. Gros [1893]

    Gros, Jules, Nos explorateurs en Afrique (1888), Paris, A. Picard et Kaan, coll. Bibliothèque coloniale et de voyages, 1893, 288 p.

  8. Louis [1905]

    Louis, Paul, Le Colonialisme, Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition [Librairie E. Cornély], 1905.

  9. Wesseling [1996]

    Wesseling, Henri, Le Partage de l'Afrique, 1880-1914, Paris, Denoël, 1996.

  10. Licence : Domaine Public

  11. Baravelli [1935]

    Baravelli, G. C., Le Dernier Rempart de l'esclavage, l'Abyssinie, Roma, Societa editrice di 'Novissima', 1935.

  12. Kessel [1933]

    Kessel, Joseph, Marchés d'esclaves, Éd. de France, 1933

  13. Monfreid [1935]

    Monfreid, Henri de, Le Drame éthiopien, Paris, Grasset, 1935

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