Politique
La politique de Jules Ferry
Les avis sont partagés sur Jules Ferry en tant que doctrinaire et théoricien de la colonisation.
Pour Ageron[2], Jules Ferry a d'abord été le disciple de Gambetta, qui voulait l'expansion coloniale pour deux raisons principales : d'une part la nécessité de se détourner de l'obsession de la revanche, la France n'étant de toutes façons pas prête à un conflit avec l'Allemagne. L'expansion coloniale jouerait en quelque sorte un rôle de diversion, détournerait l'attention de l'impossible vers le possible. |
La seconde raison, qui rejoint la première dans la perspective du rétablissement de la grandeur nationale, est que la course aux territoires ultra-marins est ouverte entre les nations européennes, et que ne pas y participer, c'est assurer aux autres pays, et particulièrement à l'Angleterre, la maîtrise dans un futur proche des mers et du monde (voir Ageron[2] p. 72 et suiv.).
Ce second argument a été lancé par Leroy-Beaulieu et par la suite repris, comme un leitmotiv dans de nombreux textes à partir du début des années 1880. Ainsi, la seconde édition des Colonies françaises[3], de Paul Gaffarel s'ouvre sur cette citation devenue célèbre de l'incontournable économiste :
Si nous ne colonisons pas, dans deux ou trois siècles nous tomberons au-dessous des Espagnols eux-mêmes et des Portugais, qui ont eu le rare bonheur d'implanter leur race et leur langue dans les immenses espaces de l'Amérique du Sud, destinés à nourrir des populations de plusieurs centaines de millions d'âmes.
La colonisation est pour la France une question de vie ou de mort : ou la France deviendra une grande puissance africaine, ou elle ne sera dans un siècle ou deux qu'une puissance européenne secondaire ; elle comptera dans le monde, à peu près comme la Grèce ou la Roumanie compte en Europe.
Nous ambitionnons pour notre patrie des destinées plus hautes : que la France devienne résolument une nation colonisatrice, alors se rouvrent devant elle les longs espoirs et les vastes pensées (p. I. Citation de la seconde édition de Leroy-Beaulieu[4], 1882, p. VIII-IX).
Remarque : Politique laïque et politique religieuse
Déjà au milieu du XVIIe siècle, Vincent de Paul exprimait ses craintes sur l'avenir de la grandeur de l'église en France et portait ses espoirs sur l'extension de la religion dans les domaines ultra marins. De même que la France a perdu en 1870 l'Alsace et la Lorraine, l'église, du fait des hérésies protestantes, avait perdu en raison de la Réforme des territoires considérables. Il est intéressant de citer en parallèle avec le texte de Leroy-Beaulieu ce passage d'une lettre de l'illustre propagateur de la foi chrétienne :
Je vous avoue que j'ai beaucoup d'affection et de dévotion , ce me semble, à la propagation de l'Église aux pays infidèles, par l'appréhension que j'ai que Dieu ne l'anéantisse peu à peu de deçà, et qu'il n'y en reste point, ou peu, d'ici à cent ans, à cause de nos mœurs dépravées et de ces nouvelles opinions [le Jansénisme] qui pullulent tous les jours, croissent de plus en plus, et à cause de l'état des choses ...
Ces opinions nouvelles font un tel ravage, qu'il semble que la moitié du monde soit là dedans ; et il est à craindre que s'il s'élevait quelque parti dans le royaume, on n'entreprît la protection de ce parti. L'Eglise a perdu depuis cent ans, par deux nouvelles hérésies, la plus grande partie de l'Empire et les royaumes de Suède, de Danemark et de Norvège, d'Ecosse, d'Angleterre, d'Irlande, de Bohême et de Hongrie. De sorte qu'il reste l'Italie, la France, l'Espagne et la Pologne, dont la France et la Pologne sont beaucoup mêlées des hérésies des autres pays. Or, les pertes de l'Eglise ... qui l'ont réduite comme à un petit point... depuis cent ans, nous donnent sujet de crainte, dans les misères présentes, que, dans un autre espace de cent ans, nous ne perdions tout à fait l'Église en Europe ; et, dans ce sujet de crainte, j'estime bienheureux ceux qui peuvent coopérer à étendre l'Eglise ailleurs ... ( p. 8[5])
On voit que la politique de Jules Ferry n'est pas seulement issue de son inspiration personnelle : au contraire, elle se rattache pour ainsi dire à un courant de pensée largement diffusé dans la presse et dans les revues savantes.
Pourtant, Jules Ferry figure, avec quelques autres (dont Dupleix, Brazza, Faidherbe et Lyautey), parmi les «
constructeurs de la France d'Outre-mer[6]» (p. 264-309). Selon Charles-André Julien, il est « le premier homme d'Etat français dont la politique extérieure ait été dominée par le souci de l'expansion coloniale »
(p. 264), ce qui lui confère en effet une position toute particulière dans la lignée des gouvernants d'une France si souvent hésitante en matière coloniale. Plus "réaliste" que théoricien, il n'aura développé sa doctrine coloniale qu'après avoir quitté pour la seconde fois le pouvoir (avril 1885).
Les deux textes les plus importants que nous retiendrons, sont d'une part son fameux discours du 29 juillet 1885, de l'autre sa préface pour Le Tonkin et la mère-patrie[7] (1890).
En juillet 1885, Jules Ferry n'est plus au pouvoir. Il doit faire face à une opposition (droite et extrême gauche) qui le chahute, et s'engage à répondre à cette question de la politique coloniale, qu'on lui a reproché de ne pas avoir clairement définie lorsqu'il a mené les opérations du Tonkin et de Madagascar. « Oui, nous avons une politique coloniale, réplique-t-il, une politique d'expansion coloniale qui est fondée sur un système »
(
tome V, p. 182[8])
Pour Jules Ferry (et il est vrai qu'il suit en cela les idées de Leroy-Beaulieu), la colonisation "moderne" s'oppose à la conception traditionnelle d'une colonisation de peuplement qui consiste à évacuer outre-mer un trop-plein de population. Dans sa version moderne, la colonisation repose sur l'exportation non des hommes, mais des capitaux (ibid., p. 194-195).
Il expose alors les trois principes de base de cette politique coloniale, qui resteront dans les mémoires comme les trois motivations principales de l'expansion coloniale sous la troisième République : « la politique d'expansion coloniale est un système politique et économique ; [...] on [peut] rattacher ce système à trois ordres d'idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée, et à des idées d'ordre politique et patriotique. »
(p. 199-200).
Jules Ferry consacrera la part la plus importante de son discours au premier ordre d'idées, celui de la nécessité économique (p. 200-209) : le "côté humanitaire et civilisateur de la question" (p. 209-212), et le "côté politique" (p. 213-220) étant moins développés. La question économique paraît en effet supporter les deux autres, comme le montre la préface de
Le Tonkin et la mère patrie[8], où même la rivalité des nations se résume à une question de marchés : "« la politique coloniale est une manifestation internationale des lois éternelles de la concurrence »
" (p. 44).
La crise économique qui a si lourdement pesé sur l'Europe laborieuse, depuis 1876 ou 1877, le malaise qui s'en est suivi, et dont des grèves fréquentes, longues, malavisées souvent, mais toujours redoutables, sont le plus douloureux symptôme, a coïncidé en France, en Allemagne, en Angleterre même avec une réduction notable et persistante du chiffre des exportations. L'Europe peut être considérée comme une maison de commerce qui voit depuis un certain nombre d'années décroître son chiffre d'affaires.
La consommation européenne est saturée, il faut faire surgir des autres parties du globe de nouvelles couches de consommateurs, sous peine de mettre la société moderne en faillite et de préparer pour l'aurore du vingtième siècle une liquidation sociale par voie de cataclysme, dont on ne saurait calculer les conséquences (ibid., p. 42-43).
On sait que l'analyse marxiste de l'expansion coloniale, qui a prévalu chez beaucoup d'historiens de la fin du XIXème siècle aux années 1970, attribuait à cette recherche de débouchés dont parle précisément Jules Ferry, la seule et unique motivation réelle du projet colonial. Par la suite, donc depuis les années 1970 (voir Jacques Marseille, Ageron, etc.), les thèses marxistes ont été relativisées, on s'est attaché davantage aux pressions idéologiques et nationalistes. On a cessé de rejeter au rang de prétexte la concurrence internationale, la sensibilité patriotique, et même (voire surtout) la question civilisatrice dans les motivations qui ont finalement fait l'emporter le parti colonial.
Il est clair que Jules Ferry est avant tout un Européen convaincu de l'utilité de la colonisation au profit de l'Europe. La base économique est pour lui primordiale, comme le montre l'extrait que je viens de citer, et qui va plus loin dans la description de cette mécanique, ou de cette thermodynamique internationale appliquée aux colonies traitées avant tout comme des débouchés nécessaires pour une Europe au bord de l'explosion.
Quant au trépied sur lequel repose la question coloniale : économie, politique, mission humanitaire, il s'enracine dans une très longue tradition. Déjà, à l'époque de la première colonisation, on associait étroitement l'extension des prérogatives royales, le commerce, et les missions religieuses. L'armée, les négociants et les jésuites ou les lazaristes n'allaient jamais l'un sans l'autre.