Les grandes questions
L'homme universel ou les groupes ?
L'une des grandes questions est précisément le statut des colonisés, des autochtones, des habitants des contrées occupées par le colonisateur. En plaçant ces derniers au premier plan des études postcoloniales, on a parfois oublié que les indigènes étaient déjà au centre de la plupart des débats qui agitaient les puissances coloniales, et que la relation qu'il s'agissait d'entretenir avec eux n'a jamais été une question de second plan pour ceux qui réfléchissaient à la gestion du fait colonial.
Cette question mérite d'être placée plus globalement dans la conception que les Européens se font de l'homme en général. Pour simplifier, on ne pourra contester qu'il existe une rupture entre la conception classique, de l'homme universel, qui trouve son apogée dans la déclaration des droits de l'homme et l'abolition de l'esclavage en 1794, et une autre conception, – qui s'impose définitivement à la fin du XIXe siècle, sous la poussée des études ethnologiques, et aussi de l'expérience coloniale, – qui est celle de la diversité des cultures, des civilisations, qui remettent en question cette vision de l'homme et proposent une conception relative des mentalités. C'est alors que l'homme de l'âge classique et des encyclopédistes éclate et se dissémine en cultures et civilisations diversifiées, avec lesquelles il importe de traiter avec discernement. Cette diversification peut faire l'objet, chez les auteurs coloniaux, d'une hiérarchisation, mais ce n'est pas systématique.
L'opposition entre ces deux conceptions de l'humanité, qui reste encore, après tout, un problème non résolu pour nos contemporains occidentaux, lesquels imposent leur modèle démocratique et économique sur la planète toute entière, dans la mesure limitée où ils le peuvent, mais défendent les traditions, les coutumes, les langues et les cultures particulières avec la même énergie, – est à distinguer d'un autre problème, qui est celui de la distinction physiologique, biologique, et pour le coup nécessairement hiérarchisée, entre les races, au sens actuel du terme. Cette théorie racialiste apparaît dès le début du XIXe siècle. C'est en 1817 que Cuvier[2] mesure la taille du cerveau d'une Hottentote, en le comparant à celle d'un cerveau européen, et qu'il attribue à une différenciation d'ordre physiologique le fameux «tablier» qui n'est en réalité qu'une marque culturelle. Pour un Cuvier, dont on connaît la position «fixiste», et pour ceux qui le suivent, il va de soi que les races humaines sont séparées par des différences biologiques définitives. On ne peut en conclure alors qu'à l'impossibilité de l'assimilation, et à la nécessaire domination de la race européenne. |
Il faut enfin faire appel à la notion d'évolution, qui apparaît avec Lamarck, en 1829, et qui va se préciser et s'enrichir, au milieu du XIXème siècle, grâce à Darwin, en 1859. Lamarck et Darwin s'attachent à mettre en évidence les processus d'évolution de la nature, mais, comme c'est souvent le cas, il est tentant d'emprunter leurs théories, et de les transplanter du milieu naturel à la société humaine. De manière avouée ou non, explicite ou implicite, la notion d'évolution va sous-tendre les représentations des sociétés indigènes, et se confondre avec la notion de progrès. Le modèle du progrès européen, particulièrement dans le domaine scientifique, dans celui des mentalités et de l'organisation politique et sociale, sera plus ou moins consciemment, plus ou moins explicitement assimilé à l'évolution naturelle, et même greffé sur elle. Du singe à l'homme de Cro-Magnon, de celui-ci à l'homme moderne, de l'homme moderne à l'homme des techniques avancées, une progression linéaire (ce qui n'est d'ailleurs nullement compatible avec l'évolution darwinienne) s'effectue à travers les âges.
Dès lors qu'on adhère à une telle représentation, il peut paraître à peu près inévitable qu'on se figure les Africains comme des laissés pour compte de l'évolution. Quant aux peuples de vieilles civilisations, comme les Chinois et les Indiens, on considère qu'ils se sont arrêtés sur le chemin. Les études africaines qui vont mettre à jour l'existence de civilisations africaines anciennes, ne feront guère que réhausser l'Afrique au niveau des Asiatiques.
De la pratique à la théorie et vice-versa
A partir de 1825, la France, au moins pour une courte période, ne dispose plus que des îles à sucre (Martinique, Guadeloupe, Réunion), la Guyane, Saint-Pierre et Miquelon, et quelques comptoirs en Inde et au Sénégal. Entre les deux dernières guerres mondiales, on parle de la France de 100 millions d'habitants, et les cartes affichent des territoires de couleur d'une superficie qui représente dix fois celle de la métropole.
Il va de soi que des périodes historiques aussi contrastées du point de vue de l'étendue des possessions ne peuvent susciter les mêmes réflexions. En 1825, la France n'assujettit pour ainsi dire pas de populations indigènes, les esclaves ne pouvant être considérés comme tels, puisqu'ils sont eux-mêmes des déplacés, et posant des problèmes tout à fait spécifiques. L'esclavage dans les colonies n'est alors qu'une survivance appelée à disparaître, ce qui aurait pu se produire dès 1794, sans la résistance des colons. Mais la traite étant abolie, les Anglais préparant l'abolition sur leurs propres territoires, il est clair que le terme n'est pas loin. |
En revanche, dans cette période (1830-1914) de rattrapage de l'expansion coloniale de l'Ancien régime (en terme de superficie, et non nécessairement dans les mêmes régions du monde), puis de son dépassement, outre la question indigène, ce sont d'autres questions qui se lèvent et qui vont se poser dans une dialectique incessante entre la pratique et la théorie.
Des questions parfois élémentaires. D'abord, faut-il vraiment coloniser, avons-nous besoin de colonies ? La France entière ne s'est pas levée comme un seul homme pour répondre favorablement à cette question, loin de là. Ensuite, cette expansion coloniale coûteuse, en or et en sang, est-elle susceptible de rapporter en retour à la métropole les fruits de son fol investissement ? Faut-il ou non continuer de s'engager et poursuivre avec ténacité la compétition internationale entre les nations européennes ? Quels sont les liens que doit entretenir la métropole avec les colonies tant sur le plan politique qu'économique ?
Ces questions se sont posées dès le début de ce qu'on appelle ordinairement la première colonisation, et elles continueront à se poser jusqu'à la constitution de l'Union française en 1946. Elles ne sont pas toutes obsolètes aujourd'hui, dès lors qu'on change de vocabulaire, comme on l'a fait en passant des colonies à la France d'Outre-mer, puis aux pays sous-développés, en voie de développement, émergents, etc. Mais je me limiterai aux discours de l'ère coloniale.