Introduction aux discours coloniaux

Des militaires. Méthodes et conceptions : Bonaparte, Bugeaud et Gallieni

Si les progrès techniques ont permis de raccourcir considérablement le temps des communications entre la métropole et les territoires d'outre-mer, et ceci dès la fin du XIXe siècle, il va de soi que de nombreuses campagnes ont été menées qui ont laissé une grande latitude aux conquérants.

Galerie des grands capitaines françaisInformationsInformations[1]

Ceux-ci ne sont pas de simples exécutants attendant des consignes qui ne viennent que tardivement, quand elles viennent. De plus, il n'y a pas de solution de continuité entre la conquête militaire et l'administration d'une colonie, dans le sens où il s'agit toujours déjà d'administrer les territoires conquis, et les conceptions de cette administration immédiate sont jugées très importantes par bien des militaires ­— et elles le sont d'autant plus qu'elles peuvent se révéler décisives à plus ou moins long terme.

La campagne d'Egypte

Un ouvrage de François Charles-Roux, daté de 1936, montre bien, par son titre : Bonaparte, gouverneur d'Egypte[2] — en 1936, le terme de Gouverneur renvoie évidemment à l'administration d'un territoire colonial —, que Napoléon premier est revendiqué par les historiens coloniaux comme un organisateur de pays conquis.

La Grande Pyramide. Illustration de SavaryInformationsInformations[3]

Napoléon en effet, prépare son expédition par une documentation sérieuse sur l'état de l'Egypte, les mœurs de ses habitants, la situation politique, les données géographiques, etc. Cela fait partie de la méthode : les Lettres sur l'Egypte[4], de Savary, en trois volumes, offrent une description marquée par l'orientalisme mais relatent aussi les effets de l'épidémie de peste qui frappe le Caire, aggravée par la misère et l'insalubrité que les soldats de Bonaparte rencontreront sur leur chemin (cf. La campagne d'Égypte[5], p. 26). La situation politique de l'Egypte, où les beys, tout en s'affrontant mutuellement, ont pris de telles distances avec l'empire Ottoman que celui-ci a envoyé une expédition militaire, d'ailleurs vaine, contre les Mamelouks, est bien connue de Bonaparte, ainsi que l'identification des élites religieuses sur lesquels il va s'appuyer, comme le montrent les instructions qu'il laisse à Kleber à son départ d'Egypte (ibid. p. 32). Il a eu connaissance aussi des mouvements populaires à l'encontre des beys, et de l'attachement de la population à l'empire ottoman.

Certes, ces informations sur la situation de l'Egypte, et c'est ce qui explique son échec, n'ont pas pris suffisamment en compte deux facteurs : l'extrême pauvreté du pays, d'une part, la capacité de résistance d'une population excédée par la misère, et qui lutta contre les Français avec autant d'énergie qu'elle avait lutté contre les beys, d'autre part (ibid. p. 40). Mais ce que je retiendrai, c'est ici l'esquisse d'une future stratégie coloniale, qui contient déjà en germe tous les ingrédients qui vont marquer l'expansion coloniale de la troisième République : la préparation de la conquête par une étude assidue de la situation du pays visé, un choix stratégique d'alliance avec telle ou telle fraction de la société locale, la mise en œuvre d'une conquête militaire fondée sur ces facteurs.

A la différence de la plupart des historiens, qui intègrent la campagne de l'"armée d'Orient" dans le cadre de la Révolution française, ou dans le courant de l'orientalisme, ou dans le cadre de la politique étrangère de la France, dans ses relations avec l'empire ottoman — ou dans le conflit qui l'oppose à la date à l'Angleterre, Hubert Deschamps[6] inscrit la campagne du général Bonaparte dans la filiation des projets coloniaux. Certes, cette "colonisation" n'a pas eu de lendemain, mais elle a été l'occasion pour Bonaparte d'y exprimer quelques idées qui, effectivement, appartiennent au corpus des discours coloniaux.

Peuples de l'Egypte, on vous dira que je vais détruire votre religion; ne le croyez pas ! Répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs et que je respecte, plus que les Mamelucks, Dieu, son prophète et l'Alcoran [...] Tous les hommes sont égaux devant Dieu [...] Tous les Egyptiens seront appelés à gérer toutes les places [...] Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s'armeront pour les Mameluks et combattront contre nous ! Il n'y aura pas d'espérance pour eux, ils périront (cit. p. 91).

Cette proclamation de Bonaparte, traduite en arabe, aurait été distribuée partout.

Ainsi, Bonaparte aurait anticipé sur les idées de Faidherbe, de Gallieni et de Lyautey dans leur tentative d'"apprivoiser" (le mot est de Lyautey) les populations locales, en leur assurant l'impunité et même la protection, ainsi que le respect de leurs coutumes. Même continuité dans cet équilibre caractéristique de ce type de proclamations, entre la volonté de séduire et de respecter, tout en rappelant la force de l'armée et ses capacités de nuisance au cas où l'offre de paix et de collaboration serait rejetée.

Ses instructions laissées à Kleber à son départ participent de la même stratégie : respecter le culte musulman, assister même, comme le fit Bonaparte aux fêtes religieuses (p. 92-93). Il aurait également menacé de la peine de mort les soldats français qui avaient tendance à se laisser aller à troubler les offices religieux (La Campagne d'Egypte[5], p. 111).

La très abondante littérature concernant la campagne d'Egypte (cf. particulièrement Gabarti[7], Denon[8]) évoquera parfois des tableaux plus réalistes de la colonisation menée par Bonaparte : massacre de villageois ayant refusé de payer l'impôt, exécutions, mises à sac, destructions massives. On retiendra également les pertes considérables parmi les troupes françaises, plus de 10 000 hommes, environ un tiers de l'effectif, et l'échec global de la campagne. La mortalité par maladies, dont la peste, aurait représenté 57% des victimes (ibid., p. 128). Cette proportion n'est d'ailleurs pas sans évoquer avec près d'un siècle d'avance, le désastre de l'expédition de Madagascar menée par le général Duchesne, où la quasi totalité des pertes seront dues aux fièvres.

Mais dans l'ordre du discours, on pourra retenir avec Hubert Deschamps que le général en chef met au point un système qui consiste en un dosage équilibré entre la politique d'association (utilisation des cadres indigènes, respect des coutumes) et celle d'assimilation : pratique des impôts, volonté d'« accoutumer ces gens à nos manières et à notre manière de voir » (Instructions laissées à Kleber, cit Deschamps[6], p. 92)

De Bugeaud à Gallieni

Parmi les problèmes d'administration coloniale les plus constants, ou les plus récurrents, se pose celui des rapports entre les civils et les militaires.

La géographie en images. AlgérieInformationsInformations[9]

En Algérie, l'administration de la colonie, après la prise d'Alger, est d'abord confiée à au maréchal de Bourmont, puis au général Clauzel, auquel l'administration civile est subordonnée. Dès décembre 1831, on sépare les deux entités, et l'administrateur civil est placé directement sous la responsabilité du gouvernement. Il s'ensuit des problèmes de répartition des responsabilités, des conflits de pouvoir, et, en mai 1832, le chef des services civils est placé sous l'autorité du commandant en chef. En juillet 1834, on crée un poste de gouverneur général placé sous l'autorité du ministre de la guerre. En 1842, l'Algérie est partagée en trois divisions militaires (Oran, Alger, Constantine). Révolution de 1848 : la deuxième République, dont l'idéal reste, comme celui de la première, l'assimilation, crée une situation assez complexe où co-existent des préfets civils et des commandants de division. Nouvelles discordes. En juin 1858, on crée un Ministère de l'Algérie et des colonies. En novembre 1860, on supprime ce ministère, et l'on remet en place un gouverneur général. Juillet 1864 : les autorités civiles sont subordonnées à l'autorité militaire (cf. Ringel[10])

Madagascar : après la prise de Tananarive par le général Duchesne le 30 septembre 1895, un décret paraît au journal officiel le 11 décembre qui organise, dans le cadre du protectorat, les attributions d'une part d'un résident général civil, et de l'autre un commandant supérieur des troupes. Voici un extrait du décret définissant les attributions respectives de ces deux protagonistes :

Art. 4. - Le résident général est responsable de la défense intérieure et extérieure de Madagascar et de ses dépendances. Il dispose à cet effet des forces de terre et de mer qui y sont stationnées, dans les conditions déterminées par l'article 5. Aucune opération militaire, sauf le cas d'urgence où il s'agirait de repousser une agression, ne peut être entreprise sans son autorisation. Le résident général ne peut en aucun cas exercer le commandement direct des troupes. L'état de siège ne peut être établi ou levé que par le résident général.

Art. 5. - Le commandant supérieur des troupes exerce le commandement des troupes. Pour tous les objets qui concernent son commandement, discipline, personnel, matériel, administration, justice militaire, il correspond avec le ministre dont il dépend (cit. p. 13[11])

Dès le 12 décembre, le résident général Laroche embarque pour Tananarive, où il arrive le 16 janvier.

Comme on le voit, le commandant supérieur des troupes est placé sous l'autorité du résident général, mais il traite directement avec son ministre de tutelle pour toute une série de questions. Ces deux articles contiennent les germe de la discorde qui ne pourrait manquer de s'ensuivre, si le général Duchesne, sa besogne accomplie, ne rentrait en France, remplacé par le général Voyron. Ce dernier sera à son tour remplacé, en pleine insurrection, par le général Gallieni, à qui le gouvernement confiera les pleins pouvoirs, civils et militaires, dans le cadre cette fois de l'annexion.

Revenons en Algérie. Le premier "bureau arabe" y est créé dès 1833, par le général Avizard et confié à Lamoricière ; c'est un service qui conjugue à la fois les tâches de renseignement sur les populations locales, et les tâches administratives les concernant. Il est supprimé en 1834. Il sera rétabli en 1844, par une ordonnance royale du 1er juillet.

Le maréchal Bugeaud, nommé gouverneur général de l'Algérie en 1840, publie en 1847, avant la reddition d'Abd-el-Kadder la même année, une brochure adressée à "MM. les membres des deux assemblées" et intitulée De la colonisation de l'Algérie[12]. Il se propose d'y exposer "toute [sa] pensée sur la colonisation de l'Algérie" (p. 4).

Après avoir exprimé, dans son avant-propos, ses distances par rapport à la tâche qui lui a été confiée de gouverner la colonie, Bugeaud attire l'attention du gouvernement, dans une note, sur les difficultés de l'entreprise, et la nécessité d'être lucide par rapport à ses conséquences :

Quand on a vaincu toutes les forces belligérantes, quand on a forcé deux fois le souverain du pays [Abd-el-Kader] à s'expatrier, quand toutes les tribus se sont soumises à notre domination, quand elles payent l'impôt et obéissent à tous nos ordres, ne peut-on pas dire que la conquête est faite ? Les révoltes qui surviennent ne détruisent pas ce fait ; elles en sont au contraire la confirmation, car on ne se révolte que lorsqu'on a été soumis. La soumission constante, paisible, l'assimilation en un mot, ne peut venir qu'à la longue. C'est l'histoire de toutes les conquêtes qu'on a voulu garder. Si nous n'avions pas la prétention d'introduire un peuple nouveau au sein du peuple arabe, la question serait grandement simplifiée. Les vaincus se résigneraient bien plus vite à une domination simple, qui leur laisserait leurs lois, leurs mœurs et la jouissance agricole de tout le pays ; mais la colonisation européenne vient bouleverser tous leurs intérêts, toutes leurs coutumes, comme elle attaque toutes leurs passions, tous leurs préjugés.

On n'accepte pas facilement une telle révolution et l'on saisit toutes les occasions de briser le joug. Que l'on songe bien que les Arabes, resserrés sur le sol par la colonisation européenne, vont être obligés de changer toutes leurs habitudes de culture ! Ils étaient plus pasteurs qu'agricoles... ils seront forcés de devenir exclusivement agricoles. Ils avaient de nombreux troupeaux, de chameaux, de juments, de vaches, de moutons... les chameaux disparaîtront, les moutons seront réduits au centième, les vaches, les bœufs et les juments au quarantième ou au cinquantième. Les douars changeaient de place suivant les saisons, en hiver, ils s'établissaient dans les plaines et les vallées profondes; en été, ils s'élevaient graduellement sur les coteaux et sur les montagnes pour chercher un air plus pur, des eaux plus salubres ... ils seront forcés de rester toujours sur les carrés où on les aura parqués. Comment un changement si radical de situation n'exciterait-il pas souvent à la révolte? Voilà pourquoi il faut que nous soyons forts par la constitution de la population européenne et par l'armée. Notre empire n'est assis que sur la force ; nous n'avons, nous ne pouvons avoir d'autre action sur les Arabes, nous ne pouvons nous perpétuer en Afrique que par la force (p. 4-5).

J'avoue qu'il n'est pas aisé de trouver un texte aussi sévère parmi les écrits anticolonialistes, un siècle plus tard. Texte oublié, ou plutôt passé inaperçu, bien éloigné de la future politique arabe de Napoléon III, ou de la mission humanitaire de Jules Ferry. N'oublions pas que la conquête de l'Algérie se situe à un moment où les colonies françaises sont réduites à quelques îles et comptoirs, et que c'est une nouveauté pour les contemporains (lesquels ignoraient à peu près tout des Caraïbes survivants au moment de la colonisation des Antilles, sinon qu'ils étaient cannibales), que d'être amenés à coloniser une contrée déjà habitée, à s'imposer à une société organisée. Bugeaud ne s'est, on le voit, nullement bercé ni des utopies universalistes de la première colonisation, ni des illusions humanitaristes de la seconde, dont son action militaire venait de jeter les bases. C'est peut-être cette position intermédiaire qui lui autorise cette particulière lucidité.

Le vocabulaire qu'il emploie est essentiel aux discours coloniaux des théoriciens qui vont suivre : domination, sujétion, colonisation (de peuplement). Bugeaud comprend que ce n'est pas tant la domination qui pose problème que l'immigration européenne. Celle-ci ne peut se faire qu'au détriment des populations locales, et sa pensée est bien éloignée des rêves de fusion, qui ne se réaliseront d'ailleurs jamais, entre Arabes et Européens.

Deux chapitres de l'opuscule de Bugeaud portent, l'un sur la "colonisation civile", l'autre sur la "colonisation militaire", mais cette division n'est qu'un trompe-l'œil. En réalité, la seconde doit, selon l'auteur envelopper la première, qui ne pourrait subsister ni même exister sans la protection des militaires, mais aussi leur aide logistique : Bugeaud ne croit pas à la version libérale qui se propose de laisser faire des colons civils qui ne pourraient réussir aucune entreprise sans l'encadrement et le soutien du gouvernement, à travers l'armée. La raison en est que le peuple européen a délégué à la profession de militaire le soin de combattre et de protéger, et s'est du même coup rendu inapte à se défendre par lui-même, tandis que le peuple arabe est culturellement, dirions-nous aujourd'hui, guerrier :

Chez les Arabes au contraire [des Européens] tout est guerrier, tout marche à la guerre sainte, depuis l'enfant de 15 ans jusqu'au vieillard de 80. Chaque tribu est un camp, dont tous les hommes sont toujours prêts à combattre pendant que les familles sont toujours préparées à s'éloigner du danger, emmenant leurs troupeaux et emportant leur mobilier sur des bêtes de somme, qu'elles ont en nombre suffisant pour ce service prévu (p. 35).

Si les Français ont pu vaincre, ce n'est pas tant par le nombre, que par des techniques militaires différentes de celles des Arabes, tous guerriers, mais ne connaissant pas l'organisation hiérarchique d'une armée à caractère, en somme, professionnel. D'où l'idée que la colonisation civile soit réservée à la zone côtière, et enveloppée, du côté de l'intérieur par une colonisation militaire protectrice.

On voit qu'il est un peu trop réducteur de ne retenir en Bugeaud que l'homme de la colonisation militaire, à la devise romaine : Ense et Aratro (par l'épée et par la charrue). Dès les années 1840, il est convaincu que la colonisation de l'Algérie sera constamment confrontée à des situations de révolte auxquelles seule l'armée saura faire face :

Nous avons déjà dit que dans presque toutes les théories colonisatrices , on faisait abstraction du peuple arabe, cela n'est pas parfaitement exact : on y a pensé quelquefois , non pas pour nous l'assimiler, mais pour lui dire, qu'on nous passe l'expression triviale en ce qu'elle rend parfaitement la chose : Ote-toi de là que je m'y mette. La fameuse tache d'huile, qui a été le rêve d'hommes très-distingués d'ailleurs, ne veut pas dire autre chose que cela. La colonisation, comme la tache d'huile, devait s'étendre tout doucement en poussant les Arabes devant elle.

De la possibilité d'application , des conséquences qui devaient en résulter, on ne s'est pas enquis le moins du monde. Où iront-ils ces Arabes que poussera votre tache d'huile ? Chez les tribus voisines, direz-vous? Eh oui, ils s 'y réfugieront ; ils y porteront leurs terribles ressentiments , et ils les feront d'autant mieux partager aux tribus voisines qu'elles comprendront parfaitement que le même sort les attend un peu plus tôt ou un peu plus tard. Elles verront que c'est l'expulsion générale, le refoulement graduel jusqu'au Désert ; en un mot , que c'est leur existence même qui est menacée. En présence d'un tel danger, qui ne prendrait pas les armes ? Croit-on que c'est avec la population [des colons européens] débile par sa composition , plus débile encore par la constitution qu'on lui donne, qu'on pourra refouler ainsi l'un des peuples les plus belliqueux du monde ? Ce serait une bien dangeureuse illusion.

Il faudrait qu'une armée marchât toujours en avant de la tache d'huile; et quand cette tache aura trente lieues de diamètre, quelle armée faudra-t-il pour garder la circonférence ! (p. 73)

On peut être surpris de trouver ici l'expression de "tache d'huile", qu'on attribue généralement à Gallieni, chez qui elle aura d'ailleurs un sens différent, puisqu'elle s'applique strictement à la tactique militaire.

Cette expression renvoie à la doctrine du laisser-faire du général Lamoricière[13], contre laquelle le maréchal Bugeaud s'est prononcé dans un mémoire[14]. Et l'opposition des deux systèmes est elle aussi au cœur des débats coloniaux. D'un côté, la doctrine de Lamoricière, de caractère libéral, mais appliqué aux colonies, proposant de laisser celles-ci se développer par elles-mêmes, en laissant jouer les mécanismes des intérêts, des investissements et des capitaux, avec une intervention limitée de l'Etat. De l'autre, la conception de Bugeaud, qui est aussi celle d' Enfantin[15] ou d'Eugène Buret[16], estimant que la colonisation de l'Algérie ne peut se faire sans un strict encadrement du Gouvernement, qui doit en contrepartie investir les capitaux nécessaires pour assurer le développement de la colonie. Lamoricière comme Bugeaud font des sortes de devis, chacun tentant de démontrer aux Chambres que son projet est à plus ou moins long terme, le moins onéreux pour la nation.

Gallieni. Couverture du Petit Journal illustré (1902)InformationsInformations[17]

C'est après une campagne au Soudan et une autre en Cochinchine que Gallieni est envoyé à Madagascar, dans un pays qui, après l'expédition de 1895 et la prise de Tananarive, est livré à l'insurrection généralisée. Il prend ses fonctions de résident général le 28 septembre 1896.

Un premier principe posé est celui de la concentration de tous les pouvoirs entre les mains des militaires. Il n'y a pas lieu de distinguer, comme ce fut le cas en Algérie, entre des territoires civils, mixtes et militaires, car la situation ne s'y prête guère. C'est la capitale elle-même qui est menacée par les troubles. Géographiquement, on n'est plus dans l'opposition d'une côte relativement protégée, et de territoires intérieurs encore en proie à la guerre, mais plutôt dans un pays qui reste à reconquérir à partir du centre. De là que l'idée du cercle convient particulièrement à la situation.

Militairement, on sait que Gallieni va substituer à la méthode des colonnes légères, qui consistaient à aller attaquer l'ennemi dans ses retranchements puis à se retirer, la méthode de l'établissement de postes dans les régions pacifiées qui vont progressivement étendre leur influence en élargissant le cercle de leur conquête :

L'Imerina a été divisée en centres militaires correspondant autant que possible aux districts indigènes ; à la tête de chacun d'eux se trouve un officier supérieur, ayant tous les pouvoirs, civils et militaires, secondé par les autorités hovas, placées sous ses ordres. Pour contenir l'insurrection, une première ligne de postes a été établie à 15 kilomètres environ autour de Tananarive. À son abri, on s'occupe en ce moment d'organiser le pays, à l'intérieur de ce cercle, en rappelant les habitants, en leur faisant reconstruire leurs villages brûlés et reprendre leurs cultures, en s'efforçant en un mot de mettre cette région à l'abri des nouvelles tentatives des insurgés. Cela fait, nos postes se porteront en avant, de manière à élargir la zone pacifiée et à ne mettre une jambe en l'air que lorsque l'autre est bien assise. On arrivera ainsi peu à peu aux limites de l'Imerina ( Lettre[18] du 25 octobre 1896)

On a donc bien ici la transposition militaire de la "tache d'huile" (cf. p. 25[19]) qui s'appuie dans le même temps à la fois sur d'anciennes circonscriptions administratives et sur un encadrement indigène. En effet, chaque cercle militaire est placé sous l'autorité d'un commandant de cercle qui concentre à son tour et à son niveau tous les pouvoirs. Sous son autorité est placée la hiérarchie indigène, dont le plus haut niveau est celui de gouverneur général. Les cercles sont divisés en secteurs qui obéissent aux mêmes principes (cf Ringel, p. 107 et suiv[10].)

Comme le montre Ringel (p. 111 et suiv.), ce système rappelle celui des bureaux arabes de Bugeaud, mais sans en avoir les inconvénients. Tandis que ceux-ci avaient été fortement critiqués, puis supprimés en 1870, en raison de la relative indépendance des chefs de bureau et de leur excessif pouvoir sur les chefs indigènes, les commandants de cercle sont étroitement soumis à la hiérarchie, pris entre l'échelon inférieur du secteur et la subordination au résident général, et amenés à traiter de toutes les questions, politiques, économiques et militaires de manière globale. Les risques d'une affaire Doineau (Ringel, p. 87 et suiv.) sont ainsi à peu près écartés.

Le cercle militaire est particulièrement adapté à la période de pacification, puisque l'un des buts du commandant de cercle est de consolider sa position et d'en étendre la portée, jusqu'à la création d'un autre cercle. Mais Gallieni, en tant que gouverneur général, aura bien d'autres mesures à prendre, une fois la pacification gagnée à l'ensemble, ou à peu près, du territoire.

RemarqueLa tache d'huile

Cette technique de la tache d'huile avait été déjà été utilisée par Gallieni au Tonkin, et fait l'admiration de Lyautey qui reconnaissait la filiation avec les méthodes de Bugeaud : « A ce travail militaire, le colonel Gallieni unit un travail simultané d'organisation, routes, télégraphes, marchés, concessions européennes et indigènes, de sorte qu'avec la pacification avance, comme une tache d'huile, une grande bande de civilisation. Ce sont de vrais confins militaires. C'est du meilleur Bugeaud » (p. 112-113[20]).

  1. Titre : Galerie des grands capitaines français. Pl. 2. N°28 Éditeur : Pellerin () Date d'édition : 1860 Sujet : Officiers Type : image fixe,estampe Langue : Français Format : 1 est. : gravure sur bois en coul. ; 37 x 47 cm (f.) Format : image/jpeg Droits : domaine public Identifiant : ark:/12148/btv1b6938318w Source : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FOL-LI-59 (6) Relation : Appartient à : [Recueil. Images d'Epinal de la Maison Pellerin]. Tome 6, 1858-1860 Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb412920218 Provenance : bnf.fr

  2. Charles-Roux [1936]

    Charles-Roux, François, Bonaparte, gouverneur d'Egypte, Paris, Plon, 1936

  3. Source : Bibliothèque nationale de France Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb384954459 Provenance : bnf.fr

  4. Savary [1786]

    Savary, Claude Etienne, Lettres sur l'Egypte : où l'on offre le parallèle des mœurs anciennes & modernes de ses habitans, où l'on décrit l'état, le commerce, l'agriculture, le gouvernement du pays & la descente de S. Louis à Damiette, tirée de Joinville & des auteurs arabes, Paris, Emma Flon, 1786, 3 vol.

  5. Musée [1998]

    Musée de l'armée, éd., La campagne d'Égypte 1798-1801, mythes et réalités, Paris, In Forma, 1998, 379 p.

  6. Deschamps [1953]

    Deschamps, Hubert, Les Méthodes et doctrines coloniales de la France du XVIe siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 1953, 218 p.

  7. Gabarti [1838]

    Ǧabartī, ʿAbd al-Raḥmân ibn Ḥasan al-, et Cardin, Alexandre, Journal d'Abdurrahman Gabarti pendant l'occupation française en Égypte ; suivi d'un précis de la même campagne, par Mou'allem Nicolas El-Turki, traduits de l'arabe par Alexandre Cardin, Paris, Chez l'éditeur, rue Jacob, 1838, 356 p.

  8. Denon [1802]

    Denon, Dominique Vivant, Voyage dans la basse et la haute égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, 2 vols, Londres, Peltier, 1802.

  9. Titre : Algérie. La géographie en images. N°141 : [estampe] Éditeur : Pellerin () Date d'édition : 1863 Sujet : Algérie Type : image fixe,estampe Langue : Français Format : 1 est. : gravure sur bois en coul. ; 30 x 38 cm (f.) Format : image/jpeg Droits : domaine public Identifiant : ark:/12148/btv1b69383822 Source : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FOL-LI-59 (7) Relation : Appartient à : [Recueil. Images d'Epinal de la Maison Pellerin]. Tome 7, 1861-1864 Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb41352030k Provenance : bnf.fr

  10. Ringel [1903]

    Ringel, Albert, Les Bureaux arabes de Bugeaud et les cercles militaires de Gallieni, Paris, E. Larose, 1903, 126 p.

  11. BCM [1896]

    Bulletin du Comité de Madagascar, 2e année, n°1, janvier 1896

  12. Bugeaud [1847]

    Bugeaud, Thomas-Robert, De la colonisation de l'Algérie, Alger, Imprimerie du gouvernement, 1847, 80 p.

  13. Lamoriciere [1847]

    Lamoricière, Christophe Louis Léon Juchault de, et Bedeau, Marie Alphonse, Projets de colonisation pour les provinces d'Oran et de Constantine... présentés par MM. les lieutenants généraux de La Moricière et Bedeau, Paris, Imprimerie royale, 1847, 235 p.

  14. Bugeaud [1847 bis]

    Bugeaud, Thomas-Robert, Observations sur le projet de colonisation présenté pour la province d'Oran par M. le lieutenant-général de La Moricière, Alger, 1847.

  15. Enfantin [1843]

    Enfantin, Barthélémy-Prosper, Colonisation de l'Algérie, Paris, P. Bertrand, 1843, 542 p.

  16. Buret [1842]

    Buret, Eugène, Question d'Afrique. De la double conquête de l'Algérie par la guerre et la colonisation, Paris, Ledoyen, 1842, In-8° , VII-396 p.

  17. Source : Bibliothèque nationale de France Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32836564q Provenance : bnf.fr Description : Variante(s) de titre : Supplément illustré du Petit journal

  18. Gallieni [1928]

    Gallieni, Joseph-Simon, Lettres de Madagascar, Paris, Société d'éd. géographiques, maritimes et coloniales, 1928, 193 p.

  19. Gallieni [1900]

    Gallieni, Joseph-Simon, Rapport d'ensemble sur la pacification, l'organisation et la colonisation de Madagascar (octobre 1896 à mars 1899), Paris, H. Charles-Lavauzelle, 1900, 628 p.

  20. Lyautey [1920]

    Lyautey, Louis Hubert Gonzalve, Lettres du Tonkin et de Madagascar : 1894-1899, 2 vols, Paris, Armand Colin, 1920.

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