Historiographie post-coloniale
L'historiographie post-coloniale
Comment écrire une histoire des colonies ou de la colonisation après les indépendances ? N'y a-t-il pas un ralentissement de l'activité historiographique ? Et quelle histoire doit-on écrire ? Celle des pays nouvellement indépendants, en y incluant la période coloniale comme une sorte de parenthèse ? Ou bien l'histoire coloniale française, là encore, comme une parenthèse de l'histoire de France ?
Périodisation
Dans Enjeux politiques de l'histoire coloniale, Catherine Coquery-Vidrovitch distingue plusieurs étapes dans la production des études coloniales postérieures à la colonisation ( p. 9-14[1]). Dans les années soixante (1960), se construit une histoire en réaction à une certaine littérature apologétique de l'époque coloniale. Puis, dans les années 1975 à 1990, une histoire qui d'un côté se replie sur l'hexagone en semblant oublier, mettre entre parenthèses, l'aventure coloniale et les extensions tentaculaires de l'impérialisme français, et de l‘autre s'intéresse, séparément, aux aires culturelles des anciennes colonies. Ce n'est qu'à partir des années quatre-vingt dix (1990) que se constituent, « non sans heurts et sans contradictions », une histoire coloniale proprement dite, et, j'ajouterai, surtout dans les années 2000, une historiographie marquée par les théories postcoloniales[2].
Pour Jean-François Klein[3], les années cinquante-soixante-dix sont caractérisées par plusieurs renversements : l'apparition d'histoires nationales — les anciennes colonies étant devenues des nations —, d'une historiographie explicitement idéologique, dénonçant l'historiographie coloniale classique, et enfin des analyses qui sortent du cadre marxiste (primat absolu de l'économie dans la motivation coloniale), pour envisager d'autres lectures du fait colonial. Et de citer l'ouvrage de Henri Brunschwig publié en 1960 ( Mythes et réalités de l'impérialisme colonial français, 1871-1914[4] ), qui restitue les motifs culturels et politiques ayant conduit à la politique coloniale, ainsi que celui de Raoul Girardet de 1972 sur L'Idée coloniale en France, 1871-1962[5] , qui s'inscrit dans le courant de l'histoire des mentalités. Ces deux livres sont en effet les plus significatifs de la période. On observera qu'ils sont, ce qui est attendu de la part de contemporéanistes, centrés sur l'expansion coloniale de la troisième République, celle dont nous héritons directement. La dimension idéologique, politique, le jeu de l'influence de la circulation des idées, au delà des appétits économiques d'ailleurs largement déçus, sont mis en évidence pour la première fois dans la période post-coloniale[6].
En nous appuyant sur ces auteurs et d'autres (car les articles ou chapitres d'ouvrages tentant de faire le point sur une périodisation de l'histoire coloniale sont particulièrement nombreux), nous pouvons résumer ainsi une périodisation qui fait à peu près l'unanimité des historiens.
On revient aujourd'hui sur l'idée répandue selon laquelle, dans les deux, voire trois décennies qui ont suivi les indépendances, l'histoire coloniale se serait interrompue, tombée dans un silence marqué par la stupéfaction, la repentance ou l'indifférence. L'historiographie coloniale n'a pas connu de véritable interruption, mais elle a été marquée par des mouvements, des écoles, qui parfois relèvent de la mutation de la discipline historique en général (là encore, il ne faut pas isoler l'histoire coloniale de son contexte disciplinaire), parfois sont strictement liés à son objet. On ne peut évidemment présenter cette périodisation qu'en tenant compte d'inévitables chevauchements et datations approximatives. |
Années 50-60 :
C'est une période décisive, marquée par une décolonisation à venir dans la radicalité, voire la violence. Comme le remarque Claude Liauzu[8], les années cinquante sont celles de la guerre d'Algérie, de Dien Bien Phu (1954), de la conférence de Bandung (1952), de la nationalisation du canal de Suez. La notion de tiers-mondisme[9] émerge et se constitue. Les historiens s'engagent, des enseignants tiers-mondistes dirigent des thèses. Le discours historique est marqué par une orientation marxiste qui voit se prolonger dans l'actualité les déterminations économiques de l'époque coloniale. Il s'agit de "décoloniser l'histoire" ( Dulucq[10]).
Cette histoire parfois franchement "anticolonialiste", veut valoriser la tradition orale des sociétés africaines, écrire une longue histoire indigène où la colonisation est une parenthèse.
Distinct de ces tendances, paraît l'article de Georges Balandier sur la " situation coloniale[11]" (analyse sociologique insistant sur le rapport qu'entretiennent les colonisateurs et les colonisés) qui marquera bien des études ultérieures.
Années 60-70
L'analyse marxiste reste prépondérante dans le discours historique ambiant. On opère un renversement du discours colonial en réinterprétation des comportements autochtones : le colonisateur disait le Noir paresseux, c'était une forme de résistance ; on parlait de banditisme pour maquiller des événements de révolte. L'historien s'attache enfin à décrire le monde contemporain comme déterminé par l'époque coloniale.
Là encore, trois historiens se démarquent des tendances générales et préparent les travaux à venir : [4]
Brunschwig[4] (1960), plus qu'aux déterminations économiques du fait colonial s'attache à l'importance des mythes qui imprègnent la société française et la motive. La colonisation n'est pas voulue par les parlementaires ni par les capitalistes, ce que d'autres historiens confirmeront plus tard. L'historien restitue l'importance de la motivation politique, nationaliste et culturelle.
Charles-André Julien, "anticolonialiste de toujours" selon Catherine Coquery-Vidrovitch ( p. 253[12]), avait publié une somme sur l'histoire coloniale de la France en 1948[13], et avait collaboré en 1946, ce qui semble moins se savoir, à un ouvrage sur les Constructeurs de la France d'outre-mer[14] (co-auteur Robert Delavignette), dans la grande tradition des biographies de ceux qui ont fait la colonisation. C'est un historien professionnel, éclectique, dont le rôle en tant qu'enseignant marquera les étudiants et les chercheurs de ces années.
Enfin, et surtout, Charles-Robert Ageron, dans sa France coloniale ou parti colonial[15] (1978), nous offre ce qu'il appelle modestement une "anthologie" des discours coloniaux de la troisième République, tant il est vrai que les citations sont copieuses. Mais l'avantage est de montrer de manière convaincante que les Français, en dehors de quelques moments ponctuels, ne se sont pas intéressés au programme colonial, bien plus imposé par des lobbys politiques que par un élan national et populaire. Une documentation extrêmement riche font de ce livre un instrument de référence incontournable.
La conquête coloniale, conclut Ageron, s'étant faite en dehors de l'opinion et presque à son insu, il n'est guère étonnant que les Français s'y soient montrés longtemps indifférents. Les dirigeants des milieux d'affaires ou des grandes banques, tournés vers l'exploitation de marchés plus rentables, ne s'y étaient pas vraiment intéressés et les élites intellectuelles ne s'y étaient guère associées ( p. 267[15]).
Années 80-90 Elles marquent dans le discours historiographique (bien entendu, un tel survol reste schématique, et laisse de côté des continuités incontournables) un retour à plus d'objectivité, une mise à distance des engouements marxistes et des rejets systématiques des acquis historiques de l'ère coloniale. On relativise tout autant les affirmations des historiens colonialistes d'avant-hier que des anticolonialistes d'hier ( Liauzu[8]). Les maîtres mots sont l'objectivité, les garanties scientifiques, le retour aux faits. On met l'accent sur des groupes, des histoires particulières qui ont marqué le fait colonial : les femmes, les esclaves, les marginaux, les minorités, les élites, les anciens combattants, le jeunes, les métis ..., ce qui permet de décomposer le spectre de la situation coloniale. On étudie avec soin les mécanismes économiques mis en œuvre, et des études précises sur l'économie coloniale. L'ouvrage de Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français[17] (1989) constitue en quelque sorte le couronnement de ces travaux. |
Complément : Quelques études récentes sur l'historiographie portant sur la colonisation de 1950 à 2000
Bancel, Nicolas, et Blanchard, Pascal, " Les Pièges de la mémoire coloniale[18]", 2001.
Vidal, Dominique , Ramonet, Ignacio , et Gresh, Alain, Polémiques sur l'histoire coloniale[19], 2001.
Liauzu, Claude, " Interrogations sur l'histoire française de la colonisation[8]", 2002.
Dulucq, Sophie, Décoloniser l'histoire ? : de l'histoire coloniale aux histoires nationales en Amérique latine et en Afrique, XIXe-XXe siècles[20], 2003.
Sibeud, Emmanuelle, et Merle, Isabelle. " Histoire en marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et patrimonialisation[21]", 2003.
Awenengo, Séverine, Barthélémy, Pascale, et Tshimanga, Charles, éds., Ecrire l'histoire de l'Afrique autrement ?[22], 2004.
Dulucq, Sophie, " Critique postmoderne, postcolonialisme et histoire de l'Afrique subsaharienne : vers une “provincialisation” de l'historiographie francophone ?[23]", 2004.
Sibeud, Emmanuelle, et Suremain, Marie-Albaine de, "' Histoire coloniale' et/ou 'Colonial Studies' : d'une histoire à l'autre[24]", 2004.
Dulucq, Sophie, et Zytnicki, Colette, " Penser le passé colonial français. Entre perspectives historiographiques et résurgence des mémoires[10]", 2005.
Wilder, Gary, " 'Impenser' l'histoire de France. Les études coloniales hors de la perspective de l'identité nationale[25]", 2005.
Coquery-Vidrovitch, Catherine, " Afrique noire : à l'origine de l'historiographie africaine de langue francaise[26]", 2006.
Delamard, Julie, " Colonisation et histoire. Écritures, influences, usages[27]".
Dulucq S., C., Coquery-Vidrovitch, J., Frémigacci, E., Sibeud, et J.-L., Triaud, " L'écriture de l'histoire de la colonisation en France depuis 1960[12]", 2006.
Klein, Jean-François, et Suremain, Marie-Albaine de, " Clio et les colonies. Retour sur des historiographies en situation[3]", 2008/1.
Coquery-Vidrovitch, Catherine, Enjeux politiques de l'histoire coloniale[1], 2009.
Dulucq, Sophie, Ecrire l'histoire de l'Afrique à l'époque coloniale: XIXe-XXe siècles[28], 2009.
Les années 2000
Le discours historique des années 2000, n'est pas dissociable d'un " retour[29]" de la question coloniale sous le feu brûlant de ce qu'on appelle " la guerre de mémoires[30]", et elle se caractérise, du moins dans ses aspects les plus spectaculaires, de nombreux chercheurs n'étant pas gagnés par la contagion, par une refocalisation sur la France métropolitaine : " aujourd'hui, écrit Catherine Coquery-Vidrovitch, la culture coloniale de l'hexagone [nous revient] en boomerang depuis l'an 2000" ( p. 249[12]).
L'opinion publique, ou du moins la presse et les hommes politiques, s'intéressent à nouveau à la période coloniale, et du point de vue européen. On établit un lien direct et sans nuances entre les problèmes de l'immigration, des banlieues, et la période coloniale. Des lois, des discours, des événements, entraînent des débats enflammés.
Complément : Quelques événements marquants des années 2000
2001 : Loi Taubira reconnaissant l'esclavage comme crime contre l'humanité (21 mai)
2005 : Loi Gayssaut portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés
2007 : Discours du président Sarkozy à Dakar (26 juillet)
Les historiens, au sens large, mais certains historiens professionnels, sont gagnés par l'attitude du procureur. On peut en juger par les titres d'ouvrage qui fleurissent et dont le vocabulaire ressortit nettement du réquisitoire :
Complément : Quelques titres d'historiens ou d'essayistes des années 2000
Andersson, Nils, et Le Cour Grandmaison, Olivier, Le 17 octobre 1961 : un crime d'Etat à Paris, Paris, Dispute, 2001, 282 p.
Benot, Yves, Massacres coloniaux, Paris, La Découverte, 2001, 202 p.
Bancel, Nicolas, Zoos humains, XIXe et XXe siècles, Paris, Découverte, coll. Textes à l'appui. Série Histoire contemporaine, 2002, 479 p.
Ferro, Marc, Le Livre noir du colonialisme XVIe-XXIe siècle. De l'extermination à la repentance, Paris, R. Laffont, 2003, 843 p.
Verschave, François-Xavier, Au mépris des peuples, Paris, La fabrique, 2004, 121 p.
Lara, Oruno Denis, La Colonisation aussi est un crime, Paris ; Budapest ; Torino ; Épinay-sur-Seine, Centre de recherches Caraïbes-Amériques (CERCAM), 2005, 108 p.
Le Cour Granmaison, Olivier, Coloniser, exterminer : sur la guerre et l'état colonial, Paris, Fayard, 2005.
Jahan, Sébastien, et Ruscio, Alain, Histoire de la colonisation : réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Paris, Indes savantes, 2007, 354 p.
Coquio, Catherine, éd. Retours du colonial ? : disculpation et réhabilitation de l'histoire coloniale française, "Comme un accordéon", Nantes, L'Atalante, 2008, 380 p.
Le Cour Grandmaison, Olivier, La République impériale : politique et racisme d'État, [Paris], Fayard, 2009, 401 p.
———, Douce France : rafles, rétentions, expulsions, Paris, Seuil, 2009, 291 p.
Bien entendu, il ne s'agit pas de réduire toute la littérature historiographique des années 2000 à cette liste, d'ailleurs incomplète, et où ne figurent pas des titres plus trompeurs enveloppant un contenu tout aussi vindicatif. Mais il semble bien que l'on assiste, dans ce type d'ouvrages, à une sorte de régression, tant le discours anticolonial peut y apparaître un simple envers du discours colonial dans ses démonstrations les plus ostentatoires. C'est à celui-ci que s'attaque Daniel Lefeuvre en écrivant : Pour en finir avec la repentance coloniale[32], en 2006.
Une critique de la République coloniale[33] de Nicolas Bancel et Pascal Blanchard nous paraît contenir les principaux arguments qui caractérisent ce type de discours de ceux que Lefeuvre dénomme les "nouveaux anti-colonialistes" :
Écrit par deux historiens et une politologue, cet ouvrage ne dissimule pas son objet : il se veut le manifeste d'une “école” critique du fait colonial dans la période républicaine, des années 1880 à nos jours. [...L]es auteurs soulignent les contradictions de la “République coloniale” dont la mission civilisatrice repose sur une utopie, l'alignement des populations colonisées sur le modèle occidental sans que soient véritablement mis en œuvre les moyens d'y parvenir [...]. Jusque-là, on se trouve en présence d'un constat historique peu contestable. Mais les auteurs ont une autre ambition, celle de conduire la République à reconnaître ses “crimes coloniaux” et à mettre en procès les Victor Hugo, Jaurès, Ferry ou Gambetta, apôtres de l'extension aux “peuples inférieurs” des bienfaits civilisateurs de la France républicaine. On change ainsi de registre, troquant la méthode critique contre l'instrumentalisation de l'histoire, confondant le champ de l'analyse et celui du jugement de valeur, brandissant un anachronique devoir de mémoire fondé sur nos vues contemporaines au risque de ne rien comprendre à la culture politique des hommes du XIXe siècle (L'Histoire, n° 286, avril 2004, cité par Sophie Dulucq, p. 65[10]).
Ce qu'on ne peut ignorer, c'est que cette avalanche de publications historiques axées sur la condamnation et l'appel implicite à la repentance, n'est peut-être pas sans ambiguïté. Il s'appuie incontestablement sur un regain d'intérêt du public que manifestent également des essais et des romans plutôt tournés vers la nostalgie. Pour combattre ces derniers, me direz-vous, mais le nombre important d'ouvrages illustrés, de beaux livres, produit par les mêmes auteurs est-il à ce point militant ? A propos du Paris arabe[34], de Pascal Blanchard, un critique écrit : "Ce Paris arabe, racontant deux siècles de présence des Orientaux et des Maghrébins, n'est pas seulement un ouvrage riche d'une iconographie exceptionnelle, (...), il s'appuie aussi sur des textes de chercheurs, rappelant et expliquant le contexte de l'arrivée de ces migrants qui ont participé au prestige de Paris." (Gilles Heuré - Télérama,26/11/2003). La bonne intention est claire. On évoque les immigrés dans des termes laudateurs qui rappellent irrésistiblement le discours colonial vantant l'action de ceux qui ont fait en leur temps le prestige de la France. Reste à se demander si les lecteurs de beaux livres ne sont pas bien davantage attirés par l'iconographie exceptionnelle, que par les "textes des chercheurs" et leurs explications. |
Mais l'historiographie coloniale récente est bien plus que cela. Elle n'est pas réduite à un discours univoque, et des historiens résistent au nom de la scientificité de leur discipline, à ce vent de tempête médiatique — lequel, malgré tout, est aussi l'histoire qui se mémorise le plus largement. Les historiens ont un "devoir d'histoire" face aux manipulations des mémoires ( Dulucq[10]). Aucun historien sérieux n'ignore que les massacres, les exactions, ne sont pas le tout de l'histoire coloniale et surtout que ce n'est pas aujourd'hui qu'on les découvre. La presse de l'ère coloniale s'est toujours faite largement l'écho des scandales de toute sorte, des affaires et des crimes. L'on a pas attendu Gide pour les dénoncer, et le titre, certes pudique, de l'ouvrage du gouverneur Augagneur, Erreurs et brutalités coloniales[35], 1927, n'est qu'un exemple parmi bien d'autres.
Des études de plus en plus pointues sont menées, et la véritable question, si les historiens se tournent vers l'ère coloniale comme champ d'investigation, est de trouver la place de cette histoire dans l'ensemble de la discipline. Il ne s'agit pas de revenir, en l'inversant, à un discours historique restreint aux intentions colonialistes. Je conclurai en laissant une parole plus optimiste à Catherine Coquery-Vidrovitch (2006) :
La polémique scientifique en arrive à un point culminant, ce qui interpelle aujourd'hui mais, en définitive, s'annonce plutôt positif et prometteur pour l'avenir ; car si nous savons bien travailler, en historiens, ce tournant est sans doute irréversible ; assurément des travaux nombreux sont en passe de s'engager pour tenter de clarifier le problème actuellement posé de façon encore confuse ; mais le combat scientifique sera rude, car il demeure ces temps-ci tributaire de la bataille politique ( p. 263[12]).