Historiographie coloniale
L'historiographie coloniale est un vaste sujet. Si elle prend sa place dans ce cours, c'est parce qu'elle apporte un éclairage particulièrement intéressant sur les questions qui nous occupent principalement : quels sont les discours des historiens, selon les périodes et selon leurs options idéologiques, voire leur origine géographique ou culturelle ? Quelles relations se tissent entre les historiographes et leur objet : opposition farouche, reconnaissance, contestation, oubli ou redécouvertes ? quels contours pour l'historien, quel objet pour son discours : le lieu géographique où s'exerce la présence coloniale, la métropole qui conçoit, construit, encourage ou met en doute l'expansion coloniale, le contexte international, la mondialisation toujours déjà à l'œuvre ? quelle ère historique définir, et en quoi la colonisation est-elle centrale entre la période pré-coloniale et la période post-coloniale ; quel discours tenir sur l'antiquité de l'Afrique et du monde par rapport à la manière dont ils ont subi, accepté ou résisté à la colonisation ?
Petite chronologie coloniale
Des histoires coloniales
Il existe plusieurs sortes d'histoires coloniales : celles qui consistent à faire l'histoire d'une colonie en particulier (l'Algérie [2], l'Afrique occidentale française, l'Indochine, etc.) ; celles qui proposent une histoire d'un fait colonial particulier (droit colonial, architecture coloniale, les explorations, etc.) ; enfin l'historiographie que l'on appellera générale, qui embrasse l'ensemble de l'expansion et de la gestion coloniale de la France.
Il va de soi qu'une bibliographie de l'historiographie coloniale serait interminable. Nous proposons donc une bibliographie sélective et, pour l'instant limitée aux ouvrages généraux et à la période qui aboutit aux années 1990. |
Bibliographie chronologique et sélective de l'historiographie coloniale générale jusqu'en 1991
Raynal, Guillaume Thomas, Histoire philosophique et politique des établissemens & du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam[4], sn, 1770.
Peuchet, J., et Raynal, État des colonies et du commerce des Européens dans les deux Indes : depuis 1783 jusq'en 1821 : pour faire suite a l'Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, de Raynal, Paris, Amable Costes et Cie, 1821.
Petit de Julleville, Louis, Histoire de la colonisation française aux Indes et en Amérique jusqu'à la révolution de 1789, Nancy, Impr. de G. Crépin-Leblond, 1873.
Bellanger, Charles, Histoire & géographie des colonies de la France et des pays placés sous son protectorat d'après les documents les plus récents, avec carte, Paris, E. Dentu, 1886.
Rambaud, Alfred Nicolas, et Archinard, Louis (éd.), La France coloniale. Histoire, géographie, commerce[5], 1886.
Deschamps, Léon, Histoire de la question coloniale en France[6], Paris, Librairie Plon, 1891.
Grandidier, Alfred, Roux, Jules Charles, et autres, Collection des ouvrages anciens concernant Madagascar[7], 1903-1920.
Lorin, Henri, La France puissance coloniale; étude d'histoire et de géographie politiques, Paris, A. Challamel, 1906.
Mondaini, Gennaro, et Hervo, Georges, Histoire coloniale de l'époque contemporaine[8], 1920.
Hardy, Georges, Histoire de la colonisation française[9], coll. Les manuels coloniaux, Paris, Larose, 1928.
Hanotaux, Gabriel, et Martineau, Alfred, éd., Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde[10], 6 vols, Paris, Plon ; Société de l'histoire nationale et les Petits-fils de Plon et Nourrit, 1929-1934.
Gautier, E. F., Un siècle de colonisation; étude au microscope, coll. Collection du centenaire de l'Algérie. Archéologie et histoire [i.e. Géographie], Paris, F. Alcan, 1930.
Besson, Maurice, Histoire des colonies françaises, Paris, Boivin, 1931.
Piquet, Victor, Histoire des colonies françaises, coll. Bibliothèque historique, Paris, Payot, 1931.
Brunel, Georges, Histoire générale des colonies françaises. Etude historique, géographique, économique & postale de l'expansion coloniale des origines à nos jours, Paris, E. Strauss, 1933.
Blet, Henri, Histoire de la colonisation française[11], Grenoble, B. Arthaud, 1946.
Devèze, Michel, , Paris, Hachette, 1948.
Julien, Charles André, Les Voyages de découverte et les premiers établissements (XVe-XVIe siècles), 3 vols. Vol. 1, coll. Colonies et empires : Histoire de l'expansion et de la colonisation françaises[12], Paris, Presses Universitaires de France, 1948.
Julien, Charles André, La Formation du premier empire colonial (1603-1680), 3 vols. Vol. 2, coll. Colonies et empires : Histoire de l'expansion et de la colonisation françaises, Paris, Presses Universitaires de France, 1948.
Julien, Charles André, et Joubard, L., La Rivalité franco-anglaise et la dislocation du premier empire colonial (1680-1763), 3 vols. Vol. 2, coll. Colonies et empires : Histoire de l'expansion et de la colonisation françaises, Paris, Presses Universitaires de France, 1948.
Tersen, Emile, Histoire de la colonisation française. [1. éd.], coll. "Que sais-je?" Le point des connaissances actuelles, Paris, Presses universitaires de France, 1950.
Deschamps, Hubert, Les Méthodes et les doctrines coloniales de la France du XVIe siècle à nos jours[13], Paris, Armand Colin, 1953.
Hardy, Georges, Histoire sociale de la colonisation française, Paris, Larose, 1953.
Brunschwig, Henri, Mythes et réalités de l'impérialisme colonial français, 1871-1914[14], Paris, Colin, 1960.
Yacono, Xavier, Histoire de la colonisation française, coll. Que sais-je?, Paris, Presses universitaires de France, 1969.
Girardet, Raoul, L'Idée coloniale en France 1871-1962[15], 1972.
Guillaume, Pierre, Le Monde colonial. XIXe-XXe siècle[16], 1974.
Ageron, Charles-Robert, France coloniale ou parti colonial ?[17], 1978.
Bouvier, Jean, L'Impérialisme à la française : 1914-1960[18], 1986.
Comte, Gilbert, L'Empire triomphant, Paris, Denoël, 1990.
Meyer, Jean, Tarrade, Jean, Rey-Goldzeiguer, Annie , et autres, Histoire de la France coloniale : Des origines à 1914[19], 2 vols. Vol. 1 : Des origines à 1914, Paris, Armand Colin, coll. Histoires/Colin, 1990.
Thobie, Jacques, Meynier, Gilbert, Coquery-Vidrovitch, Catherine, et autres, Histoire de la France coloniale : 1914-1990[20], 2 vols. Vol. 2, Paris, A. Colin, coll. Histoire de la France coloniale, 1990.
Bouche, Denise, Histoire de la colonisation française, Flux et reflux (1815-1962), Paris, Fayard, 1991.
Pluchon, Pierre, Histoire de la colonisation française, Paris, Fayard, 1991.
Ferro, Marc, Histoire des colonisations, Paris, Seuil, 1994, 593 p.
Histoires coloniales à l'ère coloniale
Que n'a-t-on pas reproché, souvent dans un mouvement d'indignation anachronique aux fondements mal assurés, à l'historiographie coloniale depuis les indépendances ! Qu'elle est subordonnée à une idéologie qui en fausse les perspectives. Qu'elle ne s'inquiète que du point de vue du colonisateur, en oubliant celui des populations colonisées reléguées au rang de figurants. Qu'elle est le fruit du travail approximatif de non spécialistes, d'amateurs mal informés et surtout partiaux, etc.
La litanie de ces reproches n'est pas à imputer à tous les historiens post-coloniaux. Plusieurs études sont revenues sur l'histoire coloniale non pour lui rendre justice, car il ne s'agit pas ici de faire des procès, mais pour en reconsidérer les apports indéniables, d'une part, et d'autre part pour les resituer dans leur contexte. Le récent ouvrage de Sophie Dulucq[21] est de ce point de vue l'un des plus éclairants.
Comment tenter objectivement de décrire et de caractériser le discours historique de l'ère coloniale ? Tout d'abord, le corpus. Il est constitué de quelques sommes historiographiques que nous citons dans notre bibliographie : pour la période de la troisième République, les ouvrages de Georges Hardy[9], Gabriel Hanotaux[10], et Henri Blet[11] sont les plus importants. Mais il ne s'agit là que des sommets de l'iceberg. L'historiographie coloniale se répand dans de très nombreuses publications dont la liste est beaucoup trop considérable pour qu'on puisse en faire l'inventaire ici. Les bulletins des divers comités, les revues savantes, mais aussi des revues de vulgarisation au contenu historique non négligeable, des mémoires, des publications de correspondances, des monographies sur telle ou telle colonie ou région coloniale, des discours, et d'innombrables biographies ... C'est tout cet ensemble qu'il faut considérer si l'on veut tenter de définir l'apport de l'historiographie coloniale. |
Les auteurs : ils ne sont pas toujours des historiens professionnels, de là le reproche d'amateurisme qu'on leur adresse parfois rétrospectivement. Dans le vaste travail de connaissance du pays, de ses antécédents, pré-coloniaux ou coloniaux, de la remise en perspective historique des territoires coloniaux et de leurs populations, ce sont des administrateurs, des officiers, des explorateurs, des médecins, des hommes d'affaires ou des armateurs érudits, et surtout des jésuites et autres communautés religieuses. S'ils ne sont pas toujours bien au fait des méthodes historiques de l'époque, ils n'en apportent pas moins un travail de terrain dont l'exploitation contribue considérablement à l'histoire. A titre d'exemple, Marcel Mauss, en 1913, dans un article très sévère sur l'ethnographie française comparée à l'ethnographie étrangère, salue le travail remarquable "de la foule des officiers qui ont collaboré aux Notes de reconnaissances[24], dont la série a été malencontreusement interrompue." ( p. 16[25]). |
Mauss parle ici d'ethnologie, mais justement, les disciplines à l'époque ne sont pas toujours aussi cloisonnées que dans le cadre universitaire d'aujourd'hui. En particulier, l'histoire et la géographie sont très intriquées. Il en est de même de l'histoire et de l'ethnologie. C'est avant tout la connaissance du monde colonial qui est en jeu, et l'histoire n'en est que l'un des aspects.
Enfin, tout lecteur ou relecteur de l'histoire coloniale de l'ère coloniale ne peut qu'être frappé, dans bien des cas, et plus lourdement dans les lieux sensibles des préfaces et des conclusions, par l'insistance d'un discours de légitimation de la conquête coloniale que semble servir l'historiographie. Il est indéniable que les ouvrages les plus massifs (ce n'est pas toujours vrai pour des études plus ciblées sur tel ou tel aspect des sociétés colonisées), paraissent tout autant servir la propagande coloniale que la science historique.
Mais c'est ici qu'il faut savoir éviter les anachronismes et replacer l'histoire coloniale dans son environnement. Comme le rappelle Sophie Dulucq, l'histoire de France en général à la fin du XIXème siècle est marquée par "la triple dimension idéologique, cognitive et mémorielle" ( p. 21[21]). Nation, lieux de mémoire, grands personnages emblématiques ("les grands hommes"), événements fondateurs, mêlent étroitement les travaux historiques et la consolidation de l'identité nationale. L'alliance de la propagande et de l'historiographie est générale. L'histoire coloniale ne peut pas être séparée de cette contemporanéité. Tout cela s'inscrit dans un contexte d'enseignement, de commémorations, qui caractérise la France de la troisième République. L'"amateurisme" n'est pas le seul domaine de l'histoire coloniale, et l'histoire de France en général est pénétrée par des investigations d'autres sciences.
Une fois replacée dans son contexte, l'historiographie coloniale doit être reconsidérée pour elle-même, dans un mouvement de légitimation qui n'était pas acquis. Les travaux historiques, qui ont précédé de beaucoup la période de la troisième République, méritent d'être réintégrés dans une science historique proprement coloniale, que les historiens professionnels de la colonisation vont tenter de constituer à l'intérieur de la discipline historique, et de faire reconnaître à travers des travaux de recherches spécifiques, des thèses, des enseignements et des chaires universitaires.
La "COACM" (1903-1920) ou la question de l'histoire précoloniale
L'historiographie coloniale se montre aussi soucieuse de remonter le plus loin possible à la période pré-coloniale, même si celle-ci est quelquefois orientée par un sens de l'histoire qui prédestine en quelque sorte tel ou tel territoire à la colonisation. On peut remonter loin dans le temps pour en trouver des exemples, dont le plus significatif est sans doute L'Histoire de la grande île Madagascar[27] de Flacourt[28] (1658), qui fait une très large part à des études sur les populations malgaches, allant de l'histoire à la philologie. Les deux ouvrages les plus souvent cités pour la première moitié du XIXème siècle, ceux de Cooley[29] et de Wappaüs[30], parus en 1841, et considérés comme "les deux premiers véritables ouvrages de l'histoire de l'Afrique" par Sophie Dulucq ( p. 11[21]) viennent des domaines anglophones et germanophones. |
Je citerai ici l'exemple d'une entreprise tout à fait remarquable, l'édition par le Comité de Madagascar de la Collection des ouvrages anciens[7] concernant Madagascar[31] , de 1903 à 1920, et encore très utilisée par les historiens contemporains. S'adressant à une période délimitée par les récits de voyage de navigateurs de 1500 à 1800, les auteurs présentent par ordre chronologique non seulement des textes en français, mais des traductions du portugais, du néerlandais, de l'anglais, du danois, du latin, etc. Cet ouvrage considérable et original est avant tout une anthologie copieusement annotée, qui offre un vaste panorama, non tant de l'histoire de Madagascar elle-même que des rapports de la grande île aux Européens, du point de vue de ces derniers (voir sur ce point mon article[32]).
Dans l'avant-propos de cet ouvrage, Jules Charles-Roux expose les motifs de l'entreprise, et surtout veut en faire un exemple pour les autres colonies :
S'il nous était permis d'émettre un vœu, nous souhaiterions que les nombreux comités siégeant à Paris ou en province voulussent bien entreprendre un travail similaire au nôtre pour chacune des colonies dont ils s'occupent spécialement. Nous arriverions ainsi à réunir, en quelques années, une bibliothèque qui serait une source féconde d'utiles études ( Tome I, p. VII[7]).
Et surtout, Jules Charles-Roux insiste sur la nécessité d'une histoire pré-coloniale. C'est dire que l'on ne peut pas inscrire comme caractéristique du discours colonial l'affirmation hégélienne selon laquelle l'Afrique n'a pas d'histoire, non seulement en ce qui concerne les historiens coloniaux, mais aussi des colonialistes affirmés comme l'est l'armateur marseillais :
Je sais bien que certaines de nos colonies de la côte occidentale de l'Afrique sont réputées n'avoir pas d'histoire et n'être, pour ainsi dire, sorties de la barbarie qu'au moment où nous y avons planté notre drapeau. Il me semble cependant que, si l'on pouvait faire des recherches dans les Facultés musulmanes (les Zaouïas), on y trouverait peut-être des renseignements de nature à modifier cette légende (Ibid., p. VIII).
Remarque : Georges Hardy, historien de la précolonisation
Comme Charles-Roux, et bien d'autres, Georges Hardy veut accorder toute sa place à l'histoire précoloniale de l'Afrique. Il s'en explique dans la préface à sa Vue générale de l'histoire de l'Afrique (1923), en précisant toutefois que l'histoire de l'Afrique ne peut pas s'écrire de la même façon que l'histoire européenne.
Il y a seulement quelques années, bien des historiens sérieux auraient haussé les épaules, si l'on était venu leur parler d'une histoire générale de l'Afrique.
Il semblait qu'en dehors de l'Égypte, de Carthage et des entreprises européennes de colonisation, on ne pût trouver, dans le passé de l'Afrique, la moindre série de faits qui fût vraiment matière d'histoire. On se refusait à prendre pour une suite d'empires les heurts de peuplades colorées dont quelques échos nous étaient parvenus. On y voyait, tout au plus, besogne de folkloriste.
Mais voici qu'à force de s'accumuler, de se compliquer, de se mêler à l'histoire du monde, les œuvres de colonisation et les partages de terres africaines passent au premier plan des problèmes internationaux : comme il y a une Question d'Orient, il y a aujourd'hui une « Question d'Afrique », et il faut, pour la bien comprendre, remonter patiemment le cours des siècles.
Par ailleurs, comment s'expliquer le long retard et les difficultés de la tâche européenne en Afrique, si l'on persiste à voir dans les populations africaines une poussière d'humanité, sans vigueur propre ni consistance, incapable d'organisation, toute à la brutalité de ses instincts et de ses folies collectives?
Sans doute l'histoire des sociétés africaines est-elle sensiblement différente de celle des peuples d'Europe et réclame-telle de l'historien des précautions particulières ; sans doute aussi le domaine de la préhistoire est-il beaucoup plus vaste en Afrique qu'en Europe: mais de récents travaux ont démontré que, même pour les parties les plus reculées du « continent barbare », notre ignorance du passé pouvait n'être point définitive et que ce passé méritait mieux que du dédain ( p. V[33]).
Georges Hardy ne prétend pas que toutes les questions soient résolues : d'une part, l'articulation entre l'histoire de l'Afrique noire et celle de l'Afrique du nord, de l'autre le problème de l'écriture d'une l'histoire précoloniale qui ne soit pas un simple prélude à l'histoire coloniale, et inversement l'articulation de celle-ci avec le passé africain sont encore l'objet d'une réflexion à venir.
L'Histoire des colonies françaises (1929-1934) ou la question du sens de l'histoire
La monumentale Histoire des colonies françaises et de l'expansion de la France dans le monde, dirigée par Gabriel Hanotaux et Alfred Martineau, est publiée en 6 beaux volumes illustrés. Il s'agit en réalité d'histoires parallèles, menées par divers auteurs spécialistes des régions dont il s'occupent. L'Amérique ouvre la série, à tout bien tout honneur, car ce furent là que s'établirent les premiers colons français, même si, en 1929, il ne reste plus grand chose des colonies françaises d'outre-atlantique. Le tome VI est consacrée à Madagascar, la dernière conquête d'importance (le Maroc est théoriquement un protectorat). Il y a de plus, dans l'agencement de ce dernier volume, une conscience géographique qui se perdra parfois par la suite : Madagascar n'est pas associé à l'Afrique, mais bien à l'océan Indien. |
Complément : Détail du contenu de l'ouvrage dirigé par Hanotaux et Martineau
T. 1. Introduction générale, par Gabriel Hanotaux, de l'Académie française. L'Amérique, par Ch. de La Roncière, Johannès Tramond, Emile Lauvrière. Illustrations en couleurs de Ch. Sanlaville. Illustrations en noir de G. Ripart. T. 2 : L'Algérie, par Augustin Bernard,... 548 p., fig., cartes, pl. et portraits hors texte en coul. T. 3 : Le Maroc, la Tunisie, par Georges Hardy,... La Syrie, par Robert de Caix. L'oeuvre scientifique française en Syrie et en Perse, par Henri Dehérain,... 605 p., fig., cartes, pl. en coul. T. 4 : Afrique Occidentale Française, par Maurice Delafosse,... Afrique Equatoriale Française, par Auguste Terrier,... La Côte des Somalis, par Alfred Martineau,... 613 p., fig., cartes dans le texte et hors texte, pl. en coul. T. 5 : l'Inde. Du XVIe siècle à 1720, par Henri Froidevaux,... De 1720 à nos jours, par Alfred Martineau,... L'Indochine, par Edmond Chassigneux, 599 p., fig., cartes dans le texte et hors texte, pl. en coul. ; T. 6. Madagascar du XVIe siècle à 1811 par Henri Froidevaux,... De 1815 à 1906 par Marius et Ary Leblond. De 1906 à la période contemporaine par M. Delélée-Desloges,... Les Comores par Alfred Martineau. Les Iles de France et de Bourbon par Pierre Crépin,... Le Pacifique français par Marguerite Verdat. Les Français de l'Afrique du Sud, par Henri Dehérain. Conclusion générale par Gabriel Hanotaux. - 1934.
Hanotaux, historien, académicien, a été ministre des Affaires étrangères (1896-1898) au moment de la pacification de Madagascar et de l'affaire de Fachoda ; Alfred Martineau, archiviste paléographe de formation, a été gouverneur général de plusieurs colonies. Comme souvent chez les "coloniaux", il s'agit donc d'intellectuels, spécialistes dans leur discipline mais ayant accompli par ailleurs une carrière administrative ou politique.
La caractéristique de cette historiographie est qu'elle n'est pas simplement concentrée sur l'ère coloniale. Bien au contraire, elle s'attache à faire l'histoire de la colonie dès ses origines, bien avant la colonisation.
Ainsi de l'Algérie. Elle est racontée depuis l'antiquité jusqu'à l'invasion française, car l'historien ne conçoit pas la colonisation sans la connaissance des indigènes et de leur histoire, même si celle-ci a encore une part réduite à un livre sur quatre. La colonisation n'est pas décrite comme une construction homogène : pas de cohérence chronologique, pas même d'idéologie unanime une fois pour toutes, mais, là encore, des périodes, comme il y en eut avant 1830.
C'est Hanotaux lui-même qui va rédiger l'introduction et la conclusion générales de la collection. C'est à lui que revient donc la charge de mettre en valeur la perspective de l'histoire coloniale, le sens de l'histoire qu'elle produit par delà les aléas nombreux des conquêtes, des révoltes, des tergiversations politiques et des conflits idéologiques. Sa conclusion mérite une attention toute particulière. Nous sommes en 1934, à une époque où la colonisation paraît à l'historien être un processus sinon totalement légitime, au moins définitif, inscrit dans le devenir du monde au même titre que tous les événements majeurs qui ont fait l'histoire de l'humanité. On n'est plus au temps où l'on discutait du bien-fondé de l'expansion coloniale, de savoir s'il fallait ou non poursuivre la conquête de l'Algérie (1830), abandonner l'Asie pour l'Afrique, comme le suggérait Elisée Reclus[35] en 1904. La question que se pose Hanotaux porte tant sur l'avenir des populations colonisées et de la colonisation, que sur le passé de ces populations indigènes profondément inscrites dans l'inégalité du progrès.
« Pourquoi la carence, prolongée jusqu'à nos jours, de ces peuples loin du cortège de la civilisation et de la troupe des humains en marche? Pourquoi ces séparations indéfiniment séculaires entre les races ? Pourquoi ces divergences de couleur, de facies, de crânes et de cerveaux? La distance qui sépare les continents n'est pas une raison suffisante pour expliquer le manque absolu de contact et de relations, puisque la famille, rien qu'en se dispersant a prouvé que ni les continents ni les eaux n'étaient pour elle, infranchissables. Et pourquoi les uns ont-ils eu en partage des dons et des facultés qui ont manqué aux autres ? Et tant d'autres problèmes qui aggravaient les ignorances de la science ? »
« Et il apparaissait, en outre, rien qu'en abordant cette recherche, que la prodigieuse énigme n'avait pas seulement une face tournée vers le passé, mais une autre tournée vers l'avenir. Maintenant que les océans sont franchis et les continents parcourus, maintenant que ces frères retrouvés ont reconstitué la totale humanité, que vont-ils devenir ? Que faut-il en faire ? Comment les prendre, comment les traiter ? Quels ménagements et quels encouragements ; par quel procédé les tirer sur la rive et les arracher au naufrage ; par quelle gymnastique et quels entraînements physiques, intellectuels, moraux, les faire nôtres en les laissant eux-mêmes ? Comment ce qu'ils étaient et ce qu'ils faisaient hier s'accrochera-t-il à ce qu'ils seront et à ce qu'ils feront demain ? »
(
Tome VI, p. 551-552[10])
Certes, ce qui sous-tend ce texte, c'est une conception linéaire du progrès, une affirmation de la supériorité européenne, une racialisation, ou plutôt, car quelques pages plus loin, Hanotaux rejette vigoureusement les thèses de Gobineau, une ethnicisation des différences, et une hiérarchisation de ces différences. Nous sommes dans l'air du temps, et l'influence de Darwin est dans tous les esprits positivistes. Comme il y a une évolution naturelle, il y aurait une évolution de l'humanité, mais celle-ci, Hanotaux ne la considère pas comme expliquée. Il n'y a pour Hanotaux qu'une seule famille humaine, et le rôle de la colonisation aura été de la rassembler, sans pour autant la rendre homogène. De là, la responsabilité des puissances coloniales, singulièrement de la France, mais aussi une interrogation sur l'avenir. Paradoxalement, la conclusion de l'histoire des colonies évoque la fin de la colonisation, et les difficultés de dépasser le stade colonial pour atteindre à la résolution finale des contradictions dans le progrès universel. Mais Hanotaux n'est pas un utopiste. C'est un historien qui reste à sa place, au seuil du futur. |
L'Histoire de la colonisation française d'Henri Blet (1946-1950) et la question de la continuité de l'histoire coloniale
Henri Blet publie en 1946 une Histoire de la colonisation française [11] en trois tomes. De fait, ce titre n'est partagé que par les deux premiers tomes (I : Des origines à 1815 ; II : 1815-1870), le troisième s'intitulant : « France d'Outre-mer : l'œuvre coloniale de la troisième République ». Cette année 1946 est importante en effet, puisqu'elle est celle d'une nouvelle constitution qui inscrit la création de l'Union française, ainsi que la départementalisation des Antilles, de la Guyane et de la Réunion — soit une rupture fondamentale, au moins du point de vue politique, avec l'Empire colonial de la troisième République. Les trois tomes mettent en œuvre une périodisation en trois temps (laissant peut-être augurer d'un quatrième, celui de l'Union française, qui ne durera qu'une douzaine d'années (jusqu'à la constitution de la cinquième République).
Le jugement de Blet à l'égard de la politique coloniale antérieure à la troisième République, à la fin du tome II, est assez sévère :
Dans son discours de réception à l'Institut (3 juillet 1797), Talleyrand donnait les raisons de la nécessité d'une politique coloniale active : « ... tout presse de s'occuper de nouvelles colonies : l'exemple des peuples les plus sages, qui en ont fait un des grands moyens de tranquillité, le besoin de préparer le remplacement de nos colonies actuelles pour ne pas nous trouver en arrière des évènements, l'avantage de ne pas nous laisser prévenir par une nation rivale, pour qui chacun de nos oublis, chacun de nos retards en ce genre est une conquête, ... enfin la douceur de pouvoir attacher à ces entreprises tant d'hommes agités qui ont besoin de projets, tant d'hommes malheureux qui ont besoin d'espérance ».
Mais les gouvernements qui se sont succédé jusqu'en 1870 n'ont pas pris pour ligne de conduite les conceptions si claires de Talleyrand ; aucun d'eux n'a eu d'ailleurs une durée suffisante pour que ses tentatives en matière de politique coloniale aient pu porter leurs fruits et encourager de nouvelles entreprises, de l'ensemble desquelles se serait dégagée une doctrine ; et d'ailleurs les problèmes coloniaux restent au second plan, loin derrière les préoccupations d'ordre extérieur ou intérieur. Les conceptions coloniales, par suite, varient avec les régimes politiques. C'est dire qu'au cours de la période 1789-1870 il n'a pas pu se constituer en France de politique coloniale suivie, et que tous ceux qui se sont occupés à des titres divers de nos possessions lointaines, hommes de gouvernement, militaires, explorateurs ou marchands, ont envisagé les problèmes coloniaux sous des angles différents (tome 2 , p. 235-236)
Ce qu'on peut relever dans le discours de Talleyrand, ce sont des leitmotive des discours coloniaux de l'Ancien régime, que l'on pourra encore rencontrer au XIXème siècle, voire au-delà : la généralisation de l'expansion coloniale, et la contrainte qu'elle exerce sur la France, la rivalité internationale, l'utilité des colonies pour libérer les énergies métropolitaines qui ne trouvent pas à s'assouvir sur le continent. Il y a donc bien là une continuité. Mais Blet veut surtout souligner l'absence d'une politique coloniale déclarée, volontaire et unanime, même s'il semble être injuste à l'égard de la politique algérienne qui s'est continuée sous la monarchie de Juillet et sous le second Empire, même s'il paraît oublier les débats contradictoires qui ont marqué les débuts de la troisième République ainsi qu'une persistante indifférence de l'opinion publique jusqu'à la fin du premier tiers du vingtième siècle.
Cette question de la continuité n'est pas sans importance, car elle est aussi une justification de l'entreprise coloniale française, une manière aussi de culpabiliser la partie de l'opinion hostile à l'expansion coloniale en soulignant que celle-ci n'a jamais été absente des ambitions de la nation française. Si un historien comme Blet s'attache à souligner l'apport décisif de la politique coloniale de la troisième République, bien des auteurs ont à cœur de mettre en valeur la continuité du projet de colonisation.
C'est ainsi, par exemple, qu'est présenté par Jules Charles-Roux le monument à la mémoire des victimes de l'expédition de Madagascar de 1895 :
Depuis Richelieu, la possession de Madagascar est devenue une de nos ambitions et ce n'est que sous la troisième république que nous sommes parvenus à nos fins [...] C'est pour consacrer cette vérité que le monument élevé à Tananarive porte l'inscription suivante: "APRES TROIS SIECLES DE PERSEVERANTS EFFORTS, MADAGASCAR DEVIENT TERRE FRANCAISE" ( p. 406)[36]
Dans un contexte particulièrement sensible, et alors que Madagascar vient d'être rattaché à la France par la loi d'annexion du 6 août 1896 mettant fin à son statut de protectorat, il n'importe pas de rappeler que cette annexion participe du « partage du monde » et d'un accord diplomatique avec l'Angleterre. Bien plutôt, il convient de remettre en perspective des liens anciens avec la Grande île, la possession française d'une partie de son territoire, et une présence dont on sait bien cependant qu'elle a été discontinue. Le bénéfice de la mise en perspective de l'expansion coloniale française tout au long de l'histoire confère à la conquête et à l'annexion une légitimité qu'il importe de marquer par des discours et des monuments. De la même manière, Henri Froidevaux veut rattacher à une longue tradition historique l'entreprise de colonisation de la troisième République : |
On y [dans les archives] trouvera la preuve que les gouvernements du XIXe siècle n'ont presque rien innové en matière coloniale, et que l'Ancien régime avait indiqué d'une manière assurée, en Asie et en Afrique, les différents points ou la France devait assoir son influence et établir sa domination ( p. 258-259[37])