Littérature coloniale
On peut concevoir le terme de littérature dans une acception très large, et c'est d'ailleurs celle qui est sous-entendue généralement dans ce cours, au sens où les articles de journaux, les discours politiques, les reportages, les mémoires, les carnets de route des militaires, les descriptions ethnographiques, etc. sont autant de formes de littérature. Au sens étroit, qui nous intéresse pour ce chapitre, on ne retiendra que la littérature de fiction, dont évidemment la plus grande place est occupée par le roman. Mais il ne faut pas oublier qu'il y a aussi un théâtre et une poésie des colonies dont la production n'est pas négligeable.
Longtemps, on a retenu de la littérature coloniale des aspects qui sont extérieurs ou non consubstantiels à une définition propre. En particulier, la fameuse question de la représentation de l'Africain ou de l'Asiatique dans la littérature française a été, et demeure l'un des principaux enjeux de l'analyse du discours romanesque traitant du fait colonial. Dans Littérature et colonialisme[1] (1971), Martine Astier-Loutfi écrit ceci :
Les ouvrages qui, dans la littérature française, traitent de l'expansion coloniale peuvent être répartis en deux catégories. D'une part se trouve classée dans la rubrique de l'exotisme toute la littérature romanesque ou poétique qui intéresse la critique littéraire. D'autre part, les essais, récits, études qui relèvent de la littérature spécialisée retiennent l'attention des historiens et des polémistes.
Cette séparation de fait entre l'intérêt littéraire et la valeur documentaire ou idéologique des romans qui furent inspirés par les événements coloniaux de la période 1871-1914 [période choisie par l'auteur], n'a pas permis de mettre pleinement en lumière les liens qui existèrent entre certains développements à l'intérieur du genre romanesque et les circonstances historiques et politiques (p. VII)
C'est en effet à peu près à cela qu'a été réduite la littérature des colonies, comme l'a été d'ailleurs tout également la littérature de voyage : autant de documents dont la "valeur littéraire", ou tout simplement la spécificité de la littérature de fiction, ont été négligés, ce qui n'a pas été d'ailleurs sans fausser la valeur documentaire qu'on leur attribue.
D'une étude de Jean-Marc Moura[2], bon article de synthèse sur la théorie du roman colonial, on retiendra particulièrement que l'on peut prendre en compte trois acceptions de la littérature coloniale utilisées couramment aujourd'hui :
- une acception thématique : la littérature coloniale aurait un aspect plus documentaire, plus véridique, mieux renseigné et surtout aurait une visée plus scientifique (ceci compte non tenu du caractère positif ou négatif de cette description) que la littérature d'évasion, littérature exotique (j'ajoute : ceci compte non tenu du caractère positif ou négatif de cette description)
- une acception idéologique : la littérature coloniale est une littérature de propagande, donc une littérature « colonialiste ».
- une acception sociologique : la littérature coloniale comme littérature des « groupes sociaux » que constitue le « colonat », par opposition à la littérature de voyageurs, souvent dits « pressés ». J'ajouterai que la littérature dite « indigène », dont il existe des spécimens, particulièrement en Indochine (mais le plus souvent introuvables aujourd'hui), est considérée comme partie intégrante de la littérature coloniale à l'ère coloniale.
J'emprunterai à Bernard Mouralis[3], enfin, une proposition de périodisation des études concernant la littérature coloniale après la décolonisation :
1960-1970 :
Des travaux sur “le discours de l'occident sur l'Afrique” (dont l'ouvrage cité plus haut d'Astier-Loutfi peut constituer un exemple, ou encore celui de Malleret sur l' Exotisme indochinois dans la littérature française[4]) : c'est à travers ces travaux qu'on peut construire une première approche de ce que pourrait être la littérature coloniale, avec, selon Mouralis : « une finalité » (propagande coloniale) ; une vision « réductrice » (c'est du moins celle qui se dégage moins du corpus lui-même que de l'analyse de ce corpus, mais Mouralis ne semble pas faire la différence) ; des thèmes « fantasmatiques » (amours coloniales) ; une « doctrine littéraire », la définition d'un « genre spécifique » jugé comme « minoritaire » dans le « champ littéraire » français ; des contradictions (on parle de réalités africaines à travers des fictions). Dans ces conditions, la « vraie » littérature africaine s'opposerait à la littérature coloniale, à la fois par la « représentation du monde » et par la « situation du discours ».
La parole africaine se substitue à la parole du colonisateur, dont on pense, non sans raison, qu'il ne pouvait écrire une phrase comme celle qui constitue l'incipit de L'Enfant noir[5] de Camara Laye (1953) : “J'étais enfant et je jouais près de la case de mon père”. Dans cette perspective, la littérature africaine est perçue à juste titre comme se développant dans un contexte de concurrence des discours, ce qui conduit à porter une attention particulière à la question de l'intertextualité.
Puis viennent les déceptions liées à la décolonisation. Des auteurs africains l'expriment : Béji, Kourouma, Fantouré, Mongo Beti , Tchicya U Tam'si, Hampâté Bâ (pour se limiter aux francophones). Des historiens ou économistes français, par ailleurs (Girardet, Marseille) remettent en question les schémas sur le caractère unilatéral du bénéfice colonial, et Achille Mbembe le rôle des Africains eux-mêmes dans la colonisation et la décolonisation. On commence à reconnaître le fait que la colonisation a produit un savoir sur l'Afrique, et l'on réhabilite plus ou moins certains auteurs coloniaux : Griaule, Delafosse.
De là une redécouverte de la littérature coloniale, que Mouralis attribue à quelques textes : la réévaluation de Loti par Roland Barthes[6] (1971), la pénétration critique d' Edward Saïd[7] à l'égard des discours orientalistes, et l'"annexion" par les études sur la littérature coloniale de textes de Leiris, Balzac, Maupassant, Conrad, Gary, etc. Ainsi que l'apparition de collectifs sur les littératures coloniales : Le Roman colonial[8], Le Roman colonial (suite)[9] et Regards sur les littératures coloniales[10], en trois volumes. Il faudrait bien entendu ajouter les Cahiers de la SIELEC[11], qui paraissent régulièrement depuis 2003. Ces brefs aperçus vont me permettre d'aborder les théories du roman colonial, qui ont été, à mon avis, décrites jusqu'à présent de manière trop sommaire. On se souviendra avant de continuer : - que la problématique du roman colonial, est avant tout une thématique et surtout une interrogation française. - qu'elle doit être appréhendée (qu'elle a toujours été appréhendée) à partir d'une opposition, ou d'une relation avec la littérature exotique. |