La question des races
La question des races est inextricablement liée à l'histoire de la colonisation pour plusieurs raisons fondamentales. Lors de la première colonisation, et jusqu'à la révolution de 1848, la question raciale, en ce qui concerne les Noirs, se superpose avec celle de l'esclavage, comme le montre l'appellation des sociétés "philanthropiques" (ce terme étant souvent utilisé de manière péjorative par les colons) : la Société des amis des noirs, créée en 1788, un an après la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade (1787).
Lors de la période d'expansion coloniale qui prend de l'ampleur à partir des années 1880, l'esclavage n'est plus à la charge de l'Occident, mais est devenu au contraire la cible de l'entreprise colonialiste : pénétrer le continent africain, le dominer, y installer de nouvelles règles conformes aux principes des droits de l'homme que la troisième République a pour idéal de répandre à travers le monde, c'est lutter contre l'esclavage pratiqué au bénéfice des Arabes, dans le Nord de l'Afrique, mais aussi dans d'autres régions comme à Madagascar, où, avant la conquête, le docteur Catat le rencontre ( p. 150 et passim[2]). La lutte contre l'esclavage n'est d'ailleurs pas la seule vocation des Français : les Britanniques, les Allemands, les Italiens, la proclament dans les traités et les discours politiques dans diverses assemblées. |
Une fois la colonisation établie, dans sa période gestionnaire, la question des races n'a plus pour référence l'esclavage généralement aboli, au moins officiellement. Elle va prendre d'autres formes : positives, comme la négrophilie en France, terme qui va prendre un autre sens que celui d' |
Remarque :
La seconde colonisation commence avec la prise d'Alger en 1830. Mais dès cette date, la fin de l'esclavage est programmée, la traite étant interdite par décret royal depuis 1817 en application des clauses des traités de 1815.
Comme on sait bien, la question des races ne se limite bien entendu pas à la situation d'être noir. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la question raciale est largement mise à l'aune de la question africaine. Dans le catalogue des races, il va de soi que la race noire fait couple avec la race blanche dont elle représente l'opposé. La question des races s'ordonne donc à partir de cette bipolarité. C'est la raison pour laquelle nous allons d'abord insister sur la race noire.
Attention : La race
Dans les multiples emplois du mot race, du XVIIIe siècle à nos jours, il ne serait pas scientifique de mélanger des connotations et des acceptions qui peuvent être fort variables. L'opposition entre les races inférieures et les races supérieures, et des droits et des devoirs de ces dernières par rapport aux premières qu'avait risquée Jules Ferry dans son discours de politique étrangère du 28 juillet 1896 avait suscité un tollé à l'assemblée ( tome 5, p. 210-211[5]) : preuve que la question raciale était sensible comme elle l'est aujourd'hui. Dans sa réponse du 30 juillet ( p. 22 et suiv.[6]), Clémenceau, sans doute de bonne foi, ne peut s'empêcher de suggérer une hiérarchie des races puisqu'il refuse la dénomination de race inférieure aux Hindous (qui ne constituent pas une race, au sens d'aujourd'hui), aux Chinois (même chose), à la race jaune — mais pas à la race noire, qui n'est du moins pas citée. De plus, Clémenceau s'inquiète à juste titre de cette notion de supériorité des races, puisque les Français en ont été eux-mêmes victimes, les Allemands ayant décrété la race française inférieure (la race vosgienne, ironise un député). A l'époque en effet, on parle de race française, ou allemande, etc. ce qui se concevrait mal aujourd'hui.
Mais pourquoi donc sont-ils noirs ?
L'encyclopédie
A partir du point de vue européen, on ne pourrait faire l'histoire de la description du noir qu'en se référant à la fois à une histoire des sciences, des mœurs, une histoire politique, des mentalités, etc. Il ne s'agit pas ici de faire de tels parcours. Mais au moins de pointer quelques jalons.
Nous ne remontrons qu'au XVIIIe siècle : la race noire (si tant est que cette expression ait quelque validité à l'époque, Jaucourt définissant le mot race dans l'Encyclopédie très brièvement comme équivalent de lignée) est certes connue depuis l'Antiquité, et la traite des noirs abondamment pratiquée par les Européens depuis le XVIème siècle. Mais c'est le rôle de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert que de s'interroger sur ce que c'est qu'être un nègre.
L'article Nègre de l' Encyclopédie[8] a été rédigé par Formey. C'est un long article qui occupe les pages 76 à 79 du tome 11. Les nègres sont définis, non comme une race mais comme une "nouvelle espèce d'hommes" (p.76) qui occuperait l'espace situé entre les tropiques, pour ce qui concerne l'Afrique, et qui différerait des autres hommes non seulement par la couleur de sa peau, mais aussi par l'aspect de son visage. Les espèces d'hommes se distinguent donc en raison de leur position géographique qui est un critère de variation à la fois de leur couleur de peau et de l'harmonie de leurs traits. Plus on va vers le sud, en s'éloignant de l'équateur, et |
C'est dans ce même article "nègre" que sont définies les autres espèces d'hommes, tout comme si « nègre »
pouvait devenir une sorte d'équivalent de non-blanc. Il n'y a de blancs qu'en Europe, il n'y en a pas en Amérique, en Afrique ou en Orient. Et l'auteur de s'émerveiller de la grande variété de ces espèces, qui se modifient toujours en fonction de leur position sur le globe, dans une sorte de métamorphose, sinon d'anamorphose généralisée. Les hommes grandissent en allant vers le sud, comme en témoignent les habitants de « cette extrémité de l'Amérique [qui constituent] une race d'hommes dont la hauteur est presque double de la nôtre »
. Il va de soi que, par souci de symétrie, il fallait que les habitants du nord fussent, eux, plus petits. « Les Lapons du côté du nord, les Patagons du côté du midi paroissent les termes extrèmes de la race des hommes »
(ibid.). Être non blanc, c'est aussi être trop grand ou trop petit.
Pour parler des blancs, des noirs et des non-blancs en général, l'auteur a utilisé comme on l'a vu le mot espèce (le plus souvent) et le mot race. On sait qu'en taxinomie, l'espèce est subordonnée au genre (on dit bien couramment à l'époque le genre humain), et inclut la race comme sous-espèce. Or l'article nègre renvoie également à des êtres qui ne peuvent pas tout à fait être rangés dans le genre humain. Géographiquement, ces êtres ne relèvent pas d'une détermination géographique identifiable comme le Nord et le Sud, l'Est ou l'Ouest. Ils relèvent plutôt de non-lieux : ce sont les îles, les forêts ou les isthmes.
Si l'on parcourait toutes ces îles, on trouverait peut - être dans quelques - unes des habitants bien plus embarrassants pour nous que les noirs, auxquels nous aurions bien de la peine à refuser ou à donner le nom d'hommes. Les habitants des forêts de Bornéo dont parlent quelques voyageurs, si ressemblants d'ailleurs aux hommes, en pensent - ils moins pour avoir des queues de singes ? Et ce qu'on n'a fait dépendre ni du blanc ni du noir dépendra - t - il du nombre des vertèbres?
Dans cet isthme qui sépare la mer du Nord avec la mer Pacifique, on dit qu'on trouve des hommes plus blancs que tous ceux que nous connaissons: leurs cheveux seroient pris pour de la laine la plus blanche; leurs yeux trop faibles pour la lumiere du jour, ne s'ouvrent que dans l'obscurité de la nuit: ils sont dans le genre des hommes ce que sont parmi les oiseaux les chauve - souris & les hiboux (p. 76)
Mais il faut revenir à cette question de la couleur de la peau du Noir, qui doit servir en quelque sorte de principe explicatif pour toutes les différenciations à l'intérieur du genre humain. Formey évoque plusieurs théories contradictoires : celle de Pierre Barrère, qui consiste à souligner que la couleur noire des nègres n'est pas une |
On comprend que la théorie du Dr Barrère voudrait insister sur ce qu'on pourrait appeler l'intériorité de la couleur des noirs, puisqu'elle l'attribue à la bile. Cette théorie laisse sceptique l'auteur de l'article de l'Encyclopédie. Celui-ci conteste les conclusions du Dr Barrère en soulignant qu'elles s'opposent à ce qu'on a pu observer à partir de l'anatomie : pas de différence entre les entrailles d'un nègre et celles d'un blanc, et leur bile est de même couleur. « D'ailleurs, ajoute-t-il, les corps des nègres qui ont péri dans l'eau prennent, dit-on, une couleur blanche »
.
Théories diverses
A côté de ces explications scientifiques, on peut en trouver de diverses natures, par exemple dans cette idée exprimée (ironiquement) par Billiard que la nature a été bien avisée de donner cette couleur sombre aux nègres par la raison qu'ils se promènent tout nus : « La couleur noire des Africains est un vêtement dont ils sont recouverts ; il est approprié au climat où la nature les a placés ; c'est pour être presque entièrement nus qu'ils ont été faits noirs »
(
p. 124[11])
Dans un texte de 1609, repris dans la Collection des ouvrages anciens concernant Madagascar, on verra par avance réfutée l'idée plus tardive de l'Encyclopédie selon laquelle la couleur de la peau tiendrait au climat :
Il y a lieu de se demander pourquoi les indigènes sont noirs comme de la poix, quoique le climat de cette île soit parfaitement tempéré. Il en est de même dans le Sud du continent africain, notamment au cap de Bonne-Espérance. Au contraire, auprès du détroit de Magellan, qui est cependant situé bien plus au Sud, les hommes sont blancs comme neige ; ce n'est donc pas le soleil qui est cause de la coloration de la peau, mais plutôt la nature cachée des hommes ( I, p. 439[12])
Certes, l'auteur ici ne tient pas compte que le plus grand éloignement vers le sud n'est évidemment pas synonyme de réchauffement climatique. Cependant, l'idée qu'il faut retenir, est celle de la valeur psychologique voire métaphysique de la couleur noire, considérée comme une stigmatisation.