Colonie d'exploitation ou colonie de peuplement ?
C'est une distinction très ancienne, qui oppose des intérêts économiques et démographiques. Mais elle conserve toute son actualité à la fin du XIXe siècle, où elle est exposée dans les manuels scolaires (cf. Itti, p. 173-175[1]).
Ainsi, dans le Livret de colonisation[2] de Joseph Chailley-Bert, professeur à l'Ecole libre des Sciences politiques, et auteur, entre autres, d'un ouvrage sur l' Education et les colonies[3], un chapitre est consacré à l'opposition entre les deux types de colonies. Voici comment sont définies les colonies de peuplement et d'exploitation, dans une perspective historique : |
1. Pendant le seizième et le dix-septième siècle, lorsque la France entreprit de fonder des colonies, elle trouva dans le monde d'immenses espaces disponibles : pas ou peu de population indigène, presque toutes les terres libres, et, sur divers points, des climats excellents pour l'Européen. Tels furent, par exemple, la Louisiane et le Canada.
2. Au contraire, au dix-neuvième siècle, quand la France voulut reprendre la politique coloniale, tous les territoires colonisables étaient occupés. Il ne lui restait plus qu'une ressource occuper des pays même peuplés et civiliser des hommes au lieu de cultiver des territoires.
3. Cette différence dans les origines entraîna des différences capitales dans l'oeuvre coloniale des deux époques. Sous l'ancien régime, les plus importants d'entre les territoires à coloniser étant dépeuplés et d'ailleurs salubres, il n'y avait qu'à les peupler de Français : de là, leur nom de colonies de peuplement.
Au contraire, durant le dix-neuvième siècle, les pays colonisables étant fort peuplés, n'avaient pas besoin d'habitants. Mais comme le populations indigènes étaient pauvres et arriérées, il fallait leur apporter nos capitaux, notre science et nos méthodes, et, par eux et avec eux, exploiter les ressources de leur pays : de là, leur nom de colonies d'exploitation (p. 18-19).
Dans son ouvrage intitulé : Gallia Orientalis[5] (2003), Sophie Linon-Chipon cite ce qu'on peut prendre comme un de ces exemples anciens de projet de colonie de peuplement. Mais ici, comme il n'y avait pas de terre vierge, l'idée était de mettre ensemble et en harmonie les indigènes et les colons pour en faire un seul peuple. La politique malgache de Louis XIV préfigurait ainsi la politique algérienne de Napoléon III : |
Comme il fallait avoir en veue de rendre cette isle toute françoise de mœurs et de langage, et de ne faire à la fin qu'un même peuple des deux nations qui n'adoreraient qu'un même Dieu, qui n'auroient qu'une même religion et ne reconnoistroient qu'un même prince, il ne fallait pas espérer ce grand succès par d'autres moyens que par des colonies et des alliances réciproques. Que l'on se pouvait assurer que quand tous les peuples de la France connoistraient clairement la fertilité de la terre de cette isle, la bonté des fruits, la douceur du climat, les secours que la Compagnie donnera à tous ceux qui y passeront, les soins qu'elle en prendra quand ils seront sur les lieux, il se présentera de pauvres familles pour y aller habiter et pour tascher à trouver une vie plus douce et plus aisée. Que quand un homme y aurait transporté : sa femme et ses enfants il considérerait ce pays-là comme le sien propre, et qu'ainsy le nombre des François se multiplieroit extrêmement en fort peu de temps, et que ce serait s'opposer à ce grand effet et qui se produira tout seul, que de ne pas accepter la colonie (cité par S. Linon-Chipon, p. 69)
Un article publié dans la Revue de Madagascar en 1900, sous le titre, précisément, de " Colonies d'exploitation et colonies de peuplement[6]", par N. Neriey, replace la colonisation dans la perspective de l'après-guerre de 1870 et les conséquences de la défaite. Et, une fois encore, la comparaison avec l'Angleterre s'impose : tandis que les Anglais vont s'emparer du globe, les Français se réveillent tardivement, grâce à Jules Ferry. Mais les Français ne peuplent pas leurs colonies et préfèrent s'exiler en Amérique.
Le chancelier de fer allemand, Bismarck, constatait ironiquement que s'il y avait un pays possédant des colonies et des colons, l'Angleterre, il y en avait un autre qui avait des colonies sans colons, la France, et pour empêcher l'Allemagne de se lancer dans une voie pareille, il concluait en disant que tout cala ne valait pas les os d'un grenadier poméranien (p. 81).
Tandis que des Français allaient peupler l'Amérique, les seuls colons se fixant sur nos possessions méditerranéennes étaient, pour l'Algérie, des Espagnols et des Maltais, et pour la Tunisie, des Italiens et encore des Maltais (p. 83).
Pour Neriey, la distinction entre les deux types de colonies doit accepter d'être nuancée : s'il est vrai que Madagascar, "à peine peuplée", et disposant d'un immense territoire dont une grande part est cultivable, est le type même de la colonie de peuplement, tandis que l'Indochine, très peuplée au contraire, couverte de rizières et riche de mines de charbon et de cuivre, est un exemple de colonie d'exploitation, le point commun qui les rejoint est la nécessité d'un apport de capitaux, de la pacification et du développement des voies de communication. Dans ces conditions, Madagascar pourrait se révéler être à la fois une colonie de peuplement et d'exploitation. |