Les grands hommes : conquérants et bâtisseurs
On n'aura jamais résolu, pas plus que la question de la poule et de l'œuf, celle de savoir si ce sont les grands hommes, les héros qui font l'histoire, ou si c'est l'histoire qui les fait. Sans la révolution française, se souviendrait-on de Napoléon ? Sans la guerre, Churchill et De Gaulle seraient-ils entrés dans la mémoire de l'Europe et y occuperaient-ils la moindre place ? Il reste que les historiens de la culture, de la littérature, des représentations, ne peuvent ignorer le rôle considérable, à retardement, qu'ont pu jouer de telles figures. Napoléon, cet antiromantique, a occupé dans le mouvement romantique une place considérable, et il a été un modèle non seulement pour des personnages littéraires, représentatifs des jeunes gens de leur temps, comme Julien Sorel, mais pour des carrières politiques ou nationales, et dans le monde entier.
Pour ce qui concerne les héros de la colonisation, qui entrent peu ou prou dans la catégorie des héros de l'histoire de France (même si aucun d'entre eux n'est entré au Panhéon), il convient de souligner des traits particuliers. Le premier c'est que les héros coloniaux sont nécessairement excentrés par rapport au pouvoir central et décisionnel. Leur champ d'action, qu'ils soient militaires, explorateurs ou bâtisseurs, est situé dans un ailleurs mal connu des Français, et — le reproche affleure souvent dans le discours colonial —, mal compris des politiques. Ce décentrement les place souvent dans un rapport dialectique avec le pouvoir. |
Parmi les qualités qu'on leur prête volontiers, il y a cet esprit frondeur, aventureux, qui entraîne parfois la politique coloniale de la France au delà de ce qu'elle voulait accomplir. Ils ont l'art de forcer la main. Avec l'appui des lobbys, certes, particulièrement du parti colonial, par exemple, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sans lesquels rien n'aurait été possible, mais aussi grâce à leur volonté d'aller de l'avant.
Les congrès, les traités, les ententes diplomatiques, ont le plus souvent été précédés par des coups d'éclats, des actions individuelles, dont les effets ont été amplifiés par l'hésitation, voire l'incohérence des gouvernements de la troisième République qui se sont succédé.
Le second trait commun à ces héros, c'est justement qu'ils sont des héros. Après la défaite de 1870, la France renaît sur les cendres d'un second Empire qui, à l'instar de la monarchie de Juillet, est jugée mercantiliste, et sans gloire. On connaît les diatribes de Victor Hugo dénonçant Napoléon le petit, et marquant par là le dédain d'un empereur qui fut efficace mais qui n'avait rien d'un héros. La troisième République ne cessera de dénigrer la politique de Napoléon III, tyran vaincu, jusque dans ses programmes scolaires, et cette dévalorisation persiste encore dans la mémoire collective.
La troisième République remet au goût du jour le culte des Grands hommes. Cette expression, expliquée par les ouvrages de Jean-Claude Bonnet,[2] Jacques Neefs[3] et de Thomas W. Gaehtgens[4], pour la période 1750-1850, convient bien à la troisième République qui la revivifie, souvent avec éclat, comme au moment des funérailles nationales de Victor Hugo (1885). Or, ces grands hommes de l'histoire de France font singulièrement défaut à la tête d'une république jugée corrompue et médiocre aux yeux de beaucoup.
Le culte des grands hommes, on le sait depuis longtemps, est ainsi appelé parce qu'il est une substitution au culte religieux, particulièrement des saints dans l'église catholique. Un vulgarisateur de la pensée d'Auguste Comte le formule très bien :
Ainsi donc la religion positive c'est la religion de l'Humanité, c'est le culte du cœur, le culte des grands hommes, c'est l'adoration du Dévouement. Bien loin qu'il nous fasse peur, nous l'eussions inventé ce mot d'adoration, s'il n'avait été fait. Nous admirons donc et nous adorons ceux qui ont le plus aimé et qui aiment le plus. Nous adorons le Dévouement et le Génie. Nos dieux sont les grands hommes ( p. 543-544[5])
Cette petite digression sur le culte des grands hommes n'est pas gratuite : de même que dans la continuité historique la mission humanitaire de la colonisation de la troisième République s'inscrit dans le droit fil de la mission évangélisatrice de la première colonisation, de même, les héros, les grands coloniaux, succèdent aux religieux. Certes, les choses ne sont pas toujours aussi tranchées : le père Charles de Foucault ou le Cardinal Lavigerie font partie des héros de la colonisation. Mais ils le sont avant tout pour leurs vertus laïques.
Aux "défricheurs d'empire", pour reprendre le titre de Jean d'Esme[6], vont donc succéder les bâtisseurs, les constructeurs, ceux dont la renommée repose sur leurs conquêtes, leur participation à l'extension de la France coloniale, les grands militaires, les administrateurs, ou les deux à la fois. Les noms qui reviennent le plus souvent sont ceux que citent, par exemple, Marius-Ary Leblond :
A ce mot [d'Empire], qui était un signe, toute la Nation se dressait avec enthousiasme au-dessus des divisions de partis. Elle était électrisée parce qu'elle voyait tout de suite dans ce terme un mot d'ordre pour dominer notre dangereuse dispersion géographique; une cristallisation de la force de la France par trop éparse sur les continents et les océans; de la cohésion, de la consistance et de la résistance à toutes les trahisons et voltes; une solidarité intime et égalitaire entre la Métropole, ses Colonies et les Protectorats. Enfin cette solidarité allait s'établir sous un ciment de gloire militaire et de fraternité épique: Bugeaud, Faidherbe, Galliéni, Lyautey! On oubliait la haute ligne d'Amiraux qui va de Dupré par Courbet à Lacaze. On oubliait les grands civils et les Religieux: Lavigerie, Brazza [il était cependant officier de marine N.D.], François de Mahy, Doumer, complétant Jules Ferry, Cambon ! Ou oubliait les prestigieux génies des Lettres, de Leconte de Lisle à Loti ! ( p. 9[7])
Marius-Ary Leblond saluent à leur manière l'apparition du mot Empire, par rapport auquel la République a été si longtemps hostile, et dont l'usage se répand vers la fin des années 1930. Ce terme leur paraît révélateur d'un élan de solidarité coloniale qui repose principalement sur l'action des grands hommes, dont les militaires constituent le "ciment".
Il y a un effet liste de ces colonisateurs de premier plan, qui font l'objet de bibliographies fournies tant c'est à travers eux qu'est perçue la notion de bâtisseurs : on peut consulter, à titre d'exemples seulement, les catalogues des titres sur Bugeaud[8] ou Lyautey[9]. Des éditeurs proposent des collections ("Nos gloires coloniales", "La plus grande France"). On trouvera également de nombreux ouvrages qui réunissent, sous forme de chapitres, de manière analogue à ce qui a été fait pour les explorateurs, des textes consacrés à ces gloires coloniales.
Ainsi, Les Constructeurs de la France d'outre-mer[10], de Robert Delavignette et Charles André Julien. Il s'agit en réalité d'une anthologie de textes de Champlain, Richelieu, Colbert, Dupleix, Bugeaud, Faidherbe, J. Ferry, Brazza, Pavie, Gallieni, Van Vollenhoven et Lyautey, textes précédés d'une notice biographique. Le ton est bien différent de celui de Marius-Ary Leblond : ces grands hommes font l'objet de portraits nuancés, d'une balance entre des qualités indéniables, et des faiblesses qui ont pu les conduire à des erreurs. C'est que les Leblond se tournent vers la légende coloniale, Julien et Delavignette vers les réalisations concrètes.
C'est en effet le sort des grands hommes des colonies : ils ont joué un rôle décisif sur les deux plans. Celui de l'imaginaire colonial et celui de leur administration, de leur conception, propre à chacun, de la gestion coloniale.
C'est du mélange des deux que naissent leurs caractéristiques propres. Parmi les plus souvent cités, Brazza, grand seigneur italien naturalisé français, à la fois explorateur, conquérant et commissaire général du Congo, se reconnaît à sa douceur, sa diplomatie, qui font contraste avec la brutalité et la ruse du perfide Stanley, qu'il rencontre dans la jungle africaine. Bugeaud est un franc-tireur, rebelle aux ordres venus, d'ailleurs avec lenteur, nous sommes sous la monarchie de Juillet, d'une métropole indécise ; il est le théoricien de la colonisation militaire. Gallieni un génie militaire et un administrateur sans égal. C'est lui qui met au point, au Tonkin, la méthode de la "tache d'huile" qui consiste à substituer aux attaques par colonnes une pénétration systématique, assise sur des postes consolidés et soucieuse d'apprivoiser les populations civiles. Lyautey, son disciple, qui le suivra du Tonkin à Madagascar, est un aristocrate, fervent défenseur de la doctrine du protectorat, et plus admiratif à l'égard des seigneurs indigènes qu'à celui des colons, qu'il compare à des "boches".
De là que vient le temps de la démythification des héros. Elle ne date pas d'hier : sans critiquer ouvertement Gallieni, le gouverneur général Augagneur, qui lui succédera à Madagascar, constate que la pacification n'a vraiment été gagnée qu'après la fin du gouvernement militaire ( Erreurs et brutalités coloniales[11]). Des ouvrages contemporains paraissent qui ne se font pas faute de remettre ces figures dans le réel : Christian Gury[12] met à jour l'homosexualité de Lyautey qui ne rentre pas dans la composition héroïque traditionnelle du personnage. Paul Doury[13] démontre l'échec de Lyautey au Tafilalet, dont il aurait rejeté la responsabilité sur son subordonné, d'ailleurs grand-père de l'auteur. Dominique Casajus[14] met en doute l'attachement réel des Touaregs à l'égard du Père Charles de Foucault, qu'il juge inséparable de la situation coloniale, etc.
Pris entre histoire et légende, ces souvenirs des héros coloniaux ne peuvent échapper à des contradictions. Mais la mémoire coloniale est également nourrie par la légende et l'histoire. Ces figures vivent encore, et, même après la décolonisation, les "meilleurs" bénéficient toujours d'une reconnaissance, comme en témoigne cette interview d'Abdou Diouf, ancien président du Sénégal.
Les Grands Entretiens de l'INA. Abdou Diouf, ancien président du Sénégal, parle de Faidherbe.
Abd-el-Kader (1808-1883), ayant combattu Bugeaud, s'est montré le symbole de la résistance algérienne à la colonisation ; il est lui aussi l'objet d'une très abondante bibliographie[17], qui n'a rien à envier à celles des plus célèbres coloniaux. Certes, cet ennemi de la présence française, une fois vaincu et fait prisonnier, et traité avec honneur, ramené en France, s'est finalement rallié au camp du vainqueur, ce qui explique en partie sa renommée et sa légende. Appelé le "Vercingétorix arabe" par Napoléon III, il incarne à travers cette appellation la superposition que font certains penseurs coloniaux entre la colonisation française et la colonisation romaine. Il a été également comparé à Bonaparte : |
Organisateur et guerrier, ces deux mots, qui résument tout le génie de Bonaparte et de tous les grands chefs de peuples, s'appliquent avec non moins de justesse au nom du jeune et brillant sultan des Arabes. Changez les circonstances, agrandissez le théâtre et vous aurez des résultats non moins admirables
[...] A l'exemple de Bonaparte, Abd-el-Kader est religieux, tempérant. simple dans ses vêtements, actif, courageux et toujours maître de lui-même ... Sincère, esclave de sa parole, la perfidie et le mensonge ont seuls le pouvoir d'exciter sa colère... Comme Bonaparte, il est dévoué à sa famille; il exerce une sorte de fascination sur tous ceux qui l'approchent.... Sa continence prodigieuse chez les Mahométans, serait encore digne d'éloges dans'un prince chrétien.... Enfin, pour dernière ressemblance avec le grand Empereur, Abd-e1-Kader témoigne, pour sa mère, une tendresse et une vénération presque religieuses ... (Monseigneur Dupuch, Abd-el-Kader, p. 271-272[18])
Aussi a-t-il fait l'objet de nombreuses illustrations, tableaux, bas-reliefs, et monuments, comme en témoigne ce reportage du cent-cinquantenaire de sa naissance, dans l'Algérie coloniale.
Les Actualités Françaises - 20/10/1949 : Commémoration de l'émir Abd-el-Kader à Cacherou (Sidi Kada, Algérie)
Samory Touré a été désigné sous le nom de "Vercingétorix africain", mais aussi sous d'autres noms tels que le "Napoléon noir", le "Bonaparte du Soudan", et "Samori le Sanglant". Conquérant d'un vaste empire au Soudan, et agissant au nom de l'islam, il est l'exemple même de cette concurrence impériale des musulmans et des colonisateurs en Afrique. La France ne conquiert pas le Soudan sans devoir vaincre le conquérant de ce même Soudan. C'est un impérialisme colonial qui s'est imposé contre un autre impérialisme. Les populations locales n'ont fait que passer d'une domination à une autre. Le récit de son départ pour l'exil a été relaté dans une revue illustrée ( A travers le monde[21]), dont je vous propose de lire un long passage. |
Lecture de "Le départ de Samory pour l'exil"