Les explorateurs
Ils sont les « premiers », ceux qui découvrent les futures terres coloniales. Ils ne peuvent être assimilés aux militaires qui vont les conquérir, aux colons qui vont les défricher, aux fonctionnaires qui vont les administrer, aux commerçants qui vont tenter de s'y enrichir ou aux savants qui vont les étudier. Et cependant, ils sont un peu de tout cela à la fois, mais sous des formes rudimentaires, anticipatrices. Ils voyagent avec des escortes armées, et font eux-mêmes usage de leurs armes, ou sont tués dans des combats désespérés, ou assassinés nuitamment. Ils doivent organiser leur expédition, et la qualité de leur gestion des hommes et des marchandises est cruciale dans leur situation. Bien plus, leurs talents de diplomates sont sans cesse mis à l'épreuve : ils concluent des traités, ou des alliances, plus ou moins durables, mais incontournables pour pouvoir poursuivre leur avance. Les circonstances peuvent aussi parfois faire d'eux des colons provisoires, s'installant pour des mois là où le sort les a fixés en attendant de problématiques droits de passage, et y construisant des maisons, défrichant la terre pour tenter de cultiver de quoi assurer leur subsistance. |
Ils doivent avoir le sens du commerce parce qu'ils ne peuvent vivre ou souvent survivre que grâce aux échanges de biens contre des vivres, qu'il s'agit toujours de marchander, inlassablement. Et enfin, et peut-être surtout, leur voyage de découvertes ne peut être pour ainsi dire justifié qu'en raison des apports scientifiques qu'ils peuvent apporter à la communauté géographique qui parfois les commandite.
C'est pourquoi le monde des explorateurs est composé essentiellement de militaires, de médecins, d'ingénieurs, de géographes et de religieux, plutôt que d'aventuriers sans étiquette. Ils avancent dans des pays inconnus, pré-coloniaux, en quelque sorte, puisque bientôt la quasi totalité de ces mondes ignorés sera passée sous la tutelle coloniale européenne. Sans être tous devenus de « grands hommes », ils n'en sont pas moins des héros, auxquels le discours colonial rend tribut. En 1888, Jules Gros, préface ainsi son ouvrage intitulé Nos explorateurs en Afrique[3] : |
Tels sont les dangers, les peines qu'ont à subir ces hommes généreux qui, sans espoir de gain personnel, pour le seul amour de la science, s'en vont, à travers les pays inconnus, tracer la route à leurs compatriotes qui, plus tard, portant dans les mondes nouveaux leur industrie et leur commerce, recueilleront les fruits dont les misères, les souffrances et souvent la vie des explorateurs ont été la semence féconde (p. 11).
Je pense qu'en une phrase, Jules Gros résume assez bien à la fois la personnalité et l'apport de ces explorateurs : incontestablement, il serait absurde de réduire leur action à des motifs simplement impérialistes, d'en faire des sortes d'espions soudoyés par d'obscures officines pro-coloniales. Il serait tout aussi réducteur de prétendre que les explorateurs n'ont pas partie liée avec l'expansion coloniale, dont ils constituent une sorte d'avant-garde.
Mais que le désir, voire le besoin d'aventure, la curiosité, y compris la curiosité scientifique les motive, c'est ce qu'on ne peut nier au regard de l'engagement personnel, physique et mental que ne peut expliquer que leur parcours biographique singulier. Rien ne saurait mieux emblématiser la passion de l'exploration que la fascination des espaces vierges, des blancs sur les cartes de géographie, qu'il s'agit de combler. De ce point de vue, l'Européen a l'horreur du vide. Il lui faut renseigner ces formulaires incomplets du futur monde colonial. |
De la Tripolitaine au Darfour et au Ouadaij , de larges vides existaient sur les cartes, il y a peu d'années encore. Ce côté du Sâh'ra semblait délaissé par les explorateurs, lorsqu'à la suite d'un séjour à Tripoli , où il se trouvait fixé par des raisons de santé, le docteur [Gustav] Nachtigal entreprit au Tibesti une exploration qui a comblé bien des lacunes de la géographie africaine ( p. 57[5]).
Sur les cartes d'Afrique, toute une région étendue reste encore à peu près blanche : c'est celle qui occupe la pointe nord -est s'avançant dans l'océan Indien, comprenant le Çomal [Somalie] et les contrées qu'habitent les Gallas du sud ; elle ne fait que commencer à s'ouvrir pour les voyageurs ( p. 367[5]).
Pour ceux qui sont revenus de leurs voyages d'exploration, la publication, la mise à disposition des sociétés savantes comme du public du résultat de leurs observations et du récit de leur aventure est une conclusion nécessaire. L'explorateur est aussi un voyageur, une espèce particulière de voyageur, mais sa littérature s'inscrit bien dans la catégorie des récits de voyage.
Le grand public, ou du moins la classe moyenne et cultivée, a pu prendre connaissance des récits d'exploration grâce au support des revues illustrées dont les plus célèbres sont Le Magasin pittoresque (1833->), L'Illustration (1844->), Le Tour du monde (1860->), ou Le Journal des voyages (1877->). Ces revues sont loin de ne contenir que des récits d'exploration ou des articles concernant le monde colonial, et l'on voit voisiner dans un même numéro des descriptions des montagnes suisses, et les souvenirs héroïques d'un explorateur. C'est dans ces revues qu'ont paru les récits d'exploration de Stanley, de Brazza, du docteur Catat, etc. |
Stanley et Brazza présentés par Robert Arnaut (extrait de l'émission Une vie une œuvre, France Culture, 17 octobre 2010)
Souvent, ces récits de voyage publiés en feuilleton sont réunis par la suite en volume, et vont grossir la bibliographie abondante qui concerne les explorateurs. A côté de très nombreuses monographies figurent des recueils de récits condensés, sorte de digests de l'exploration, présentant les explorateurs par zones géographiques. Ainsi de Nos explorateurs en Afrique[3], déjà cité, de Jules Gros, qui est une petite anthologie composée à partir de résumés d'ouvrages ou d'articles déjà parus.
Complément : Quelques anthologies de l'exploration
Paul Bory, Les Explorateurs de l'Afrique : Nachtigal, Galliéni, Stanley, de Brazza, Samuel Baker, Georges Révoil, etc[5], (1889) :
L'ouvrage est composé par régions : le Sah'ra, le Soudan, le bassin du Congo, l'Afrique australe, l'Afrique équatoriale, le Pays des Çomalis. Il ne s'attarde pas sur les biographies des explorateurs, mais bien plutôt sur le récit de leurs expéditions. Voici la liste des explorateurs qui font l'objet de récits : Henri Duveyrier, géographe, le colonel Flatters, le docteur Gustav Nachtigal, Oskar Lenz, géologue et minéralogiste, le capitaine Gallieni, le commandant Cameron, Savorgnan de Brazza, le major Serpa Pinto, Stanley, le colonel Samuel White Baker, le docteur George Schweinfurth, Georges Révoil, photographe et diplomate.
Gros, Jules, Nos explorateurs en Afrique[3] (1893) : L'ouvrage est également structuré par les régions géographiques : Sahara, Afrique occidentale, Afrique orientale, mais chaque chapitre est consacré à un explorateur en particulier. Ce ne sont pas les mêmes que ceux qu'a choisis Paul Bory, à l'exception de l'incontournable Brazza, de Révoil et de Duveyrier. Seuls les explorateurs français sont retenus : René Caillé, le rabbin Mardochée, Paul Soleillet, Largau, Masquerey, Dournaux-Dupéré, le commandant Roudaire, Marche, Charles Girard, Bonnat, Edmond Musy, Olivier de Sanderval, Antichan, Capitaine Pichon, Guillaume Lejean, Linant de Bellefonds, Achille Raffray, Denis de Rivoyre, l'abbé Debaize. Marcel Griaule, Les Grands Explorateurs[9], 1946, à la toute fin de l'ère coloniale, offre une synthèse pour la collection "Que sais-je" des Presses universitaires de France (PUF). |
Qu'est-ce qui compose un récit d'exploration ? Il y a en effet des passages obligés, presque des règles du genre, qu'il n'est pas sans intérêt d'évoquer.
Dans une perspective chronologique, l'organisation de l'expédition est évidemment incontournable. L'explorateur a un but précis. Il n'est jamais un aventurier, il sait ce qu'il recherche, et doit se donner les moyens de parvenir à le trouver.
Il ne se rend pas dans un désert, ou plutôt, même quand il se rend dans un désert, il sait qu'il va y trouver des hommes parmi lesquels il y aura des amis et des ennemis. Il est capital pour lui de prendre contact avec les amis réels ou potentiels. Au cours de la mission, évidemment, des fluctuations entre les amis et les ennemis sont toujours envisageables.
Il peut être seul, ou faire équipe avec d'autres Européens. Dans tous les cas, il lui faut aussi recruter des hommes, qu'il s'agisse de [11]porteurs ou de guerriers susceptibles d'assurer sa défense. Il doit également s'équiper de tout le matériel nécessaire : des vivres, des outils, des armes, des cadeaux, des médicaments. Le choix des hommes est important : il doivent être fiables, et n'avoir pas de relations "sensibles" avec les peuples ou les ethnies que l'on va croiser en route. Puis, les indispensables guides. |
Enfin, l'explorateur est en relation avec l'autorité coloniale, lorsqu'elle existe. Cette relation peut prendre bien des formes possibles : il peut être missionné, — son expédition prendra alors le titre de mission (mission Flatters, mission Marchand, etc.), ou il peut partir à l'instigation d'une société de géographie, quelque autre société savante, des fonds privés (les saint-simoniens sont très actifs dans ce domaine), etc.. Enfin il est des explorateurs qui partent de leur propre initiative, réunissent des crédits, ou utilisent leur fortune personnelle, mais, même dans ce cas, ils prennent contact avec les autorités coloniales les plus proches de leur lieu de départ qui leur fournissent une aide logistique et des informations indispensables. Il lui arrive, pour garder une marge de manœuvre et préserver le secret de l'exploit qu'il veut accomplir de dissimuler une partie de ses intentions.
En 1859, quand M. Duveyrier, tout jeune alors [il avait 19 ans] et aujourd'hui [1889] l'un des membres les plus considérables de la Société de géographie, entreprit de partir de Biskra pour parcourir et reconnaître le Sah'ra algérien, sa tentative était considérée comme si aventureuse, qu'il avait dû dissimuler le véritable but de son voyage. Il voulait, d'une part, atteindre jusqu'au Touat, à l'ouest du désert, pour essayer de rouvrir les routes de l'Algérie aux caravanes des Touareg et du Soudan; la seconde partie de son projet consistait à renouer avec la farouche ville de Rhadamès les anciennes relations commerciales qui avaient existé entre elle et notre colonie, avant la conquête [de l'Algérie]. Il se proposait, pour couronner l'oeuvre, d'atteindre la lointaine, l'inaccessible, la mystérieuse Timbouctou [Tombouctou].
Un pareil projet ne pouvait s'accomplir que progressivement, en marchant d'étape en étape et en élargissant successivement sa zone d'action.
M. Duveyrier choisit pour première base de son entreprise la tribu des Beni-Mzab, une des plus importantes du désert algérien, dont le territoire n'avait encore été exploré par aucun Européen.
Le commandant militaire de Biskra put lui procurer, dès son arrivée, d'être admis dans une petite caravane de Mzabitcs qui retournaient chez eux.
En quittant Biskra en compagnie de ses hôtes, qui, dès le premier jour, lui avaient fait bon accueil, notre voyageur se dirigea sur Methlily, petite oasis placée dans une importante position sur la route du sud. Après cinq jours de marche à travers une contrée où l'eau est trop rare, il arriva à Guérara ( p. 16[5]).
La mission [Flatters] proprement dite comprenait neuf personnes : MM. Béringer, Roche, le colonel Flatters, le capitaine Masson, le docteur Guiard, le lieutenant de Dianous ; MM. Santin, ingénieur civil ; Dennery, Pobéguin, sous -officiers de cavalerie.
Le personnel du convoi comprenait quatre-vingt-huit personnes, dont deux Français: Brame, ordonnance du colonel, qui avait fait le premier voyage [avec Duveyrier] , et Paul Marjolet, engagé volontaire à Constantine, en 1880.
Les indigènes étaient au nombre de quatre-vingt-six, comprenant: quarante -sept tirailleurs de bonne volonté et trente et un Arabes civils, pour la plupart anciens tirailleurs; quelques-uns avaient fait le premier voyage chez les Touareg Azgar. Les huit autres personnes étaient les guides et un mokaddem (vicaire) de l'ordre de Tedjini, lequel était censé couvrir la caravane de son influence religieuse ( p. 35[5]).
La mission Stanley est beaucoup plus considérable :
Il fallut toute sa prodigieuse activité pour réunir en deux mois les marchandises d'échange nécessaires à sa campagne et les porteurs voulus pour leur transport.
En vivres, en provisions de toute sorte, en marchandises de traite, Stanley n'emportait pas moins de 9000 kilogrammes qui, à raison de 30 kilogrammes par charge, exigeaient 300 porteurs. Il emportait en outre, sectionnée en six parties, une chaloupe sur laquelle il fondait les plus grandes espérances pour la mise en oeuvre de son programme.
Indépendamment de ses 300 porteurs, la caravane se composait de 3 Européens qu'il s'était adjoints comme aides, de 36 femmes et de 10 petits garçons suivant leurs mères et portant une légère charge d'ustensiles; elle comptait en tout 356 individus et n'occupait pas moins de 800 mètres de longueur ( p. 283[5]).
Le récit d'exploration, arrive à conjuguer de manière harmonieuse des formes discursives a priori contradictoires : d'un côté, il tire vers le récit d'aventures, où l'action ne manque pas, avec ses épisodes de violence, de suspens, de trahisons, — et de l'autre il comporte un discours scientifique : géologie, géographie, botanique, et, pour ce qui concerne les indigènes, ethnographie, voire histoire africaine. Lorsque le récit est bien mené, ce qui est presque toujours le cas, ces éléments discursifs se valorisent mutuellement, remplissant ainsi le rôle que s'attribuent les revues illustrées que nous avons citées plus haut : distraire et instruire, et surtout mettre le divertissement au service de l'éducation. Les nombreuses gravures sur bois qui illustrent ces revues, si l'on y prend garde, relèvent tantôt de l'illustration du récit d'aventures (révoltes), tantôt de la vignette encyclopédique. |
Quant au récit lui-même de l'exploration, en dehors des parties descriptives, il est ponctué d'événements qui sont bien propres à mettre en haleine le lecteur. Il est difficile évidemment de démêler si ces événements sont constitutifs du genre, comme des passages obligés de ce type de récit, ou bien s'il était le lot partagé par la plupart des explorateurs. Si la mort de certains d'entre eux est une alternative à la conclusion de la narration (l'autre terme de l'alternative étant le retour au pays et l'accueil réservé au héros), on ne peut pas pour autant en conclure qu'ils ont succombé à des poncifs narratifs.
L'une des scènes curieuses qui semblent manquer rarement aux récits d'exploration, est la scène de la réception. Il faut bien la nommer, l'identifier, car elle est un événement cérémoniel et symbolique de la rencontre. Elle fait l'objet de descriptions et souvent d'illustrations. Cette scène peut prendre bien des aspects différents, selon que la réception est organisée est modeste, proportionnée à la richesse et à l'importance de l'hôte, ou bien grandiose, animée par des défilés et autres fantasias, ou encore étrange, manifestant des mœurs particulièrement exotiques pour un Européen : |
[Le roi] Kassonngo se tenait vis-à-vis de l'entrée, entouré de sa cour ; devant lui, un dignitaire tenait une hache d'une forme particulière ; derrière venaient quatre femmes, dont l'une portait un second exemplaire de cette hache ; à la suite, on voyait des magiciens, des porteurs de boucliers, puis des soldats armés de fusils ; sur les côtés, se pressait la foule des fonctionnaires de tout ordre, parmi lesquels on comptait de nombreux bourreaux. Enfin les chefs de districts, convoqués pour la circonstance, remplissaient avec leur escorte le reste de l'espace s'étendant de la porte à la case royale.
Cameron fut grandement surpris d'apercevoir dans toute cette foule un nombre considérable de mutilés, et surtout d'apprendre que beaucoup de ces mutilations étaient le résultat d'un simple caprice du maître, pour témoigner de son pouvoir. L'intime ami qui accompagnait le potentat avait perdu les mains, le nez, les oreilles et les lèvres par suite des accès de colère de Kassonngo, ce qui n'empêchait pas la victime d'avoir pour son bourreau une sorte d'adoration fanatique, vraie ou affectée.
La réception s'ouvrit par une interminable psalmodie des quatre femmes placées derrière le roi ; cette psalmodie, appuyée en chœur à intervalles réguliers par toute l'assistance, célébrait l'incomparable gloire et les titres du puissant Kassonngo.
Puis chaque chef, en commençant par le plus infime, vint rendre hommage. Le cérémonial consistait à se barbouiller d'argile blanche ou de cinabre, tout en débitant un compliment et en se livrant à une danse d'un mode déterminé, puis, saisissant son épée, le courtisan s'élançait sur son souverain et, au moment de l'atteindre, plongeait la lame en terre à ses pieds, puis se roulait sur le sol pour témoigner de sa soumission. Un mot du roi répondait à son fidèle, et celui-ci passait prendre la queue du cortège pour faire place à d'autres.
Quand chacun eut ainsi défilé , Kassonngo prit à son tour la parole et prononça un long panégyrique de lui-même. On lui répondit par deux discours, l'un débité par Coïmbra, l'autre par un des hommes de Cameron; et, comme les paroles comportaient plus de récriminations que d'éloges, les choses menacèrent de se gâter; heureusement cela n'alla pas plus loin ( p. 189-190[5]).
Parmi les autres moments forts du récit d'exploration on peut compter (ou compter sur, en tant que lecteur amateur) des épisodes de combats, souvent inégaux, les souffrances subies par les explorateurs (la faim, la soif, les maladies comme le scorbut, la dysenterie ou le paludisme), souffrances qui en font des martyrs, mot souvent employé par les narrateurs d'anthologies, et qui font des explorateurs de véritables saints laïques, l'égarement consécutif à l'incompétence ou la trahison des guides, l'immobilisation (qui peut durer jusqu'à plusieurs mois) provoquée par le refus d'un chef arabe ou africain de laisser passer l'expédition, la fondation de postes surmontés par le drapeau français, etc. |
Mais ces récits de voyage sont aussi des descriptions d'un monde africain inconnu, à propos duquel on ne peut que difficilement conclure à l'invention des rédacteurs de récits ou des imaginations des explorateurs eux-mêmes. C'est aux récits des explorateurs qu'incontestablement, l'on doit les premiers éléments de l'histoire pré-coloniale africaine des contrées qu'ils ont visitées, et dont ils se sont attachés à rapporter le plus grand nombre possible d'informations. Sur ce point, Isabelle Surun ne me démentira pas :
Entre les productions destinées au grand public qui font de la figure de l'explorateur le support d'une rêverie nostalgique et les travaux inspirés des postcolonial studies qui envisagent l'exploration comme un corollaire de la colonisation, l'image de l'explorateur et le statut de l'exploration apparaissent comme des objets historiques mal déterminés. Cet article propose une analyse des positions soutenues par le courant postcolonial et des problèmes épistémologiques et théoriques qu'elles soulèvent du point de vue des historiens.
En réduisant les productions associées à l'exploration à une manifestation de l'impérialisme européen, elles échouent à rendre compte des voyages menés dans un contexte précolonial où l'explorateur est soumis à une double dépendance, politique et logistique, à l'égard des habitants des pays qu'il traverse et de leurs souverains. Une étude des voyages d'Européens en Afrique occidentale, de la fin du xviiie siècle aux années 1860, permet de reconstituer des situations d'interaction qui échappent aux lectures déterministes habituelles et autorisent une réévaluation de l'exploration comme une rencontre de partenaires et non comme une confrontation inégale constitutive d'altérités irréductibles ( résumé de l'article[15]).
L'Afrique que sillonnnent les explorateurs, et qui sera ultérieurement partagée par les Européens lors de différents traités ou congrès, relevant d'ailleurs la plupart du temps du fait accompli par les conquêtes, voire les explorations, n'est pas une Afrique divisée par des frontières nationales. Elle est un lieu de conflits entre souverains qui tentent de défendre ou d'agrandir leurs territoires dont les contours sont mouvants. La guerre y est omniprésente ou presque, non pas comme un signe d'anarchie ou de barbarie, mais comme une pratique largement banalisée, inhérente aux civilisations africaines, comme à bien d'autres d'ailleurs. Ce peuvent être des guerres de conquêtes, de soumission d'un peuple par un autre, mais ce ne sont pas des guerres nationales, à l'européenne.
L'Afrique est surtout un espace parcouru par des caravanes de toutes sortes, qui la traversent de part en part, de marchés en marchés. Les Touaregs sont des nomades qui, après avoir fait un accueil plutôt amical aux Européens ont compris, ou ont soupçonné, comme on voudra, les explorateurs d'être des agents avant-coureurs d'une occupation du territoire qui risque de les priver de leur liberté de se déplacer à leur gré.
Rien ne frappe davantage, en effet, dans les récits d'exploration, que ces rencontres si fréquentes non seulement avec des tribus circonscrites dans leur espace vital, sur lequel elles veillent jalousement, mais avec d'autres caravanes, pour la plupart de marchands arabes, quelquefois portugais. D'autres caravanes, parce que les explorateurs forment les leurs sur le modèle de celles qui parcourent les déserts ou les jungles. La colonisation ne s'imposera pas seulement à des espaces peuplés, mais surtout elle entravera tous les trafics qui assurent les échanges commerciaux et cette incessante circulation qui irrigue le continent. Le voyage des explorateurs ne peuvent non seulement ignorer ces autres voyageurs, mais ils sont parfois, pour des raisons de commodité ou de sécurité, amenés à se joindre à d'autres caravanes, parfois des caravanes d'esclaves.
Ce qui frappe et horrifie les Européens, ce sont bien entendu les usages de mutilation (on coupe ordinairement les oreilles, les lèvres, le nez), le cannibalisme, la capture et la traite des esclaves, sinistres convois humains qui parcourent d'incroyables distances dans les pires conditions. En dehors même des cas extrêmes de banditisme[16], que va tenter de réprimer Sir William White Baker, quittant son rôle d'explorateur pour celui de justicier au service du vice-roi d'Egypte, les convois d'esclaves font partie du paysage africain. De très nombreux récits d'explorateurs se font l'écho de cette pratique.
On ne peut donc pas dire que l'Afrique soit vide, déserte, ou seulement occupée, comme le dit joliment Paul Bory, par des "peuplades aux mœurs étranges, les unes tout à fait abruties, les autres singulièrement développées en civilisation" ( p. 7[5]), mais bien qu'elle est tout autant sillonnée par des commerçants et des trafiquants de tout genre. Les Arabes, pour ne s'arrêter qu'à eux, ne sont pas des occupants de l'Afrique, mais ils y sont des envahisseurs, des prosélytes de l'Islam, — les deux n'étant d'ailleurs nullement incompatibles —, mais aussi des commerçants, véhiculant des marchandises de toutes sortes, diffusant des langues, faisant communiquer des cultures. Les colonisateurs les plus clairvoyants verront en eux leurs principaux adversaires. Il est donc surprenant que si peu d'historiens modernes aient mis l'accent sur cette concurrence que pourtant un Robert Delavignette avait bien décrite à propos de Faidherbe : |
Ce qui est certain, c'est qu'El-Hadj Omar est le contraire d'un aventurier. C'est un noble par l'origine comme par ses mariages, et qui a, par son éducation comme par ses alliances tous les atouts pour déclencher contre la colonie de Faidherbe les ressources militaires et prédicantes de l'impérialisme musulman. La lutte entre Faidherbe et El-Hadj Omar sera par certains côtés le heurt de deux impérialismes, l'un européen, l'autre africano-mahométan ( p. 235[18])