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Les premiers écrits portant réellement sur la fatigue au cours de l'exercice datent de 1888.
Ils proviennent d'un médecin physiologiste français, Fernand Lagrange, dans son ouvrage « Physiologie des exercices du corps » (Lagrange, F ; 1888). A cette époque, même si la cellule est connue depuis peu chez les animaux, les scientifiques ne disposent pas de moyens précis d'étude des phénomènes de biochimie ou de biologie cellulaire que l'on connaît désormais.
Fernand Lagrange construit donc la connaissance relative à la compréhension des phénomènes de la fatigue à partir de résultats d'expériences simples menées sur les muscles, « agents immédiats du mouvement ». Leur propriété à se contracter est observée chez l'animal, après action d'un courant électrique ou après injection de substances issues de broyat de muscles fatigués au sein de muscles reposés.
Chez l'homme il porte une réflexion sur le fonctionnement musculaire dans différentes conditions de la vie courante, et au cours de stimulations électriques.
Quoique issues d'expérimentations très simples, les connaissances construites sont très intéressantes et d'une véracité importante au regard de certaines publications récentes.
La fatigue est envisagée par Fernand Lagrange comme un phénomène général, un processus physiologique associé à une sensation faisant intervenir le cerveau comme organe décisionnel important, un régulateur permettant de préserver l'organisme de tout désordre catastrophique engendré par un exercice mené jusqu'à l'épuisement total de ses réserves physiologiques.
La volonté est identifiée comme un facteur déterminant de la poursuite de l'exercice.
D'un point de vue épistémologique, son approche s'apparente à une démarche constructiviste. Cela signifie que le modèle proposé permet d'envisager l'utilité de la fatigue. Il s'appuie également sur une approche holistique, c'est à dire généraliste et transdisciplinaire.
Rapidement, les avancées technologiques vont permettre d'appréhender les mécanismes locaux de façon plus précise. Les travaux du début du XXIème siècle, notamment par Fletcher en 1907 (Fletcher, WM ; 1907) et Hill en 1924 (Hill, AV ; 1924), imposent la théorie selon laquelle l'arrêt de l'exercice survient à la suite d'une atteinte « catastrophique » des limites cellulaires. Ce changement de paradigme semble s'inscrire dans l'évolution de la pensée technique et industrielle au tournant des XIXIème et XXIème siècles. Il correspond à une approche épistémologique différente qui touche toutes les sciences. Il s'agit de rendre simple ce qui est complexe, au moyen d'un principe de découpage analytique du phénomène en unités plus facilement analysables, conformément aux principes cartésiens. Ainsi les aspects purement physiologiques de la fatigue, ajoutés à l'étude d'autres, notamment psychologiques, sont censés rendre compte du « tout ».
Dans cette démarche analytique, dite « cartésienne », l'enjeu des scientifiques est alors d'engranger le plus de connaissances et devenir ultra-spécialiste d'un micro domaine sans nécessairement avoir de compétence dans les champs disciplinaires voisins. Puisque tout comprendre sur tout est utopique, le choix est ainsi fait de tenter d'en découvrir le plus possible sur quasiment rien plutôt que de ne presque rien connaitre sur quasiment tout.
Ainsi, l'ultra-spécialisation est préférée à une démarche généraliste ou transdisciplinaire dans la majorité des sciences dites « dures » et « de la vie » depuis la fin du XIXIème siècle.
De ces 2 démarches, analytique et holistique, l'une est-elle préférable à l'autre ? Pas dans le domaine de la fatigue à l'exercice en tout cas. Car loin d'être incompatibles, elles sont complémentaires et peuvent, de concert, permettre d'enrichir la compréhension des connaissances de ce phénomène complexe.
L'approche analytique est intéressante et nécessaire pour décrire précisément les événements physiologiques survenant au cours d'un exercice entraînant l'épuisement. Toutes les études scientifiques l'utilisant ont permis d'enrichir la connaissance des mécanismes physiologiques d'apparition de la fatigue de façon très importante et il serait malhonnête de leur enlever ce mérite. Néanmoins, le problème est que tout le pan des aspects psychologiques a été éludé de l'analyse scientifique, du fait de la difficulté méthodologique de mesurer directement des phénomènes comme la volonté ou les sensations.
Alors que pour être compris par cette démarche analytique l'objet « fatigue » doit être divisé en une somme de domaines d'analyse censés représenter l'ensemble de cet objet, la majorité des modèles proposés ne prennent en considération les connaissances relatives qu'à une part limitée des facteurs intervenant dans le mécanisme de la fatigue.
Ainsi, une seule discipline, la physiologie, s'est retrouvée dans une position de quasi monopôle pour proposer des modèles explicatifs de la fatigue au cours de l'exercice. Les travaux de Fletcher en 1907 (Fletcher, WM ; 1907) et ceux de Hill dans les années 20 (Hill, AV ; 1924), ont ainsi rapidement imposés l'idée selon laquelle la fatigue au cours de l'exercice correspond tout simplement à l'atteinte des limites physiologiques. De nombreuses observations expérimentales relatives à d'autres domaines scientifiques qui auraient potentiellement pu être utiles à la compréhension de la fatigue ont donc de ce fait été ignorées dans les modèles proposés.
Cela explique peut être que ces modèles semblent difficilement répondre aux attentes des entraîneurs sur la problématique beaucoup plus vaste et complexe qu'est la performance ou des praticiens qui ont en charge le réentraînement à l'effort de sujets sédentaires ou de patients.
Depuis ces 1ers travaux, 4 à 5000 publications appréhendent les différents aspects physiologiques de la fatigue en s'appuyant sur le paradigme « catastrophe ». Différents modèles explicatifs découlant de cette approche purement physiologiste ont pu être ainsi développé. On peut citer notamment:
Le Modèle cardiovasculaire / anaérobique selon lequel la fatigue survient lorsque le cœur ne parvient plus à apporter assez d'oxygène aux muscles actifs et que l'élimination des déchets produits par ces mêmes muscles est insuffisante .
Le modèle de déplétion énergétique qui propose que la fatigue soit directement induite par un défaut de re-synthèse de l'ATP par les filières aérobie ou anaérobie.
Le modèle de fatigue neuromusculaire qui prévoit que la performance soit limitée par une défaillance de l'excitation musculaire..
Le Modèle de traumatisme musculaire, qui propose que la fatigue corresponde à des dommages musculaires induits par l'exercice.
Le modèle de thermorégulation de la fatigue qui indique qu'une production accrue de température ou une diminution de la capacité à dissiper cette hyperthermie, conduit à une diminution des performances.
Tous ces modèles ont en commun de s'appuyer sur le paradigme physiologique « catastrophe ». La diminution de la performance y est expliquée par l'atteinte des limites adaptatives des différents systèmes physiologiques étudiés.
On peut encore citer comme exemple l'influence des protons, Pi et de l'ADP (Figure 1).
L'intérêt de ces travaux n'est pas à remettre en question. Ils ont permis de mettre en évidence de façon de plus en plus précise les réponses physiologiques et cellulaires observées en condition de fatigue. Par contre, cela ne signifie pas que les modèles proposés à partir de cette vision uniquement physiologique peuvent prétendre expliquer les mécanismes aboutissant à l'apparition de la fatigue et à la diminution de la performance au cours de l'exercice. A vouloir le faire, les héritiers du modèle « catastrophe » ont un discours qui ressemble à certaines caricatures populaires, résumant le sportif à un corps sans cerveau. De ce fait, le fossé entre les hypothèses proposées par les scientifiques et ce qu'en pensent les sportifs s'accentue recherches après recherches. Car si vous discutez avec les pratiquants, avec ceux qui subissent la fatigue, qui la ressentent, qui la vivent, pas un seul n'oubliera de mentionner l'importance du mental dans la performance et la poursuite d'un exercice fatiguant. « C'est dans la tête » vous diront-ils.
Une approche alternative à cette vision ultra-spécialisée et uniquement physiologique existe.
Elle appréhende l'homme en mouvement avec le plus de recul possible, prenant en considération autant les aspects psychologiques que physiologiques. L'humain en mouvement n'est alors plus envisagé comme une simple machine sans pilote, mais bien comme un ensemble complexe dans lequel le cerveau et les fonctions mentales supérieures ont un rôle intégrateur et de contrôle. Et ce n'est donc pas pour rien qu'il est beaucoup plus en adéquation avec l'avis des sportifs.
Le débat qui fait rage entre les défenseurs du paradigme « catastrophe », et ceux de l'approche alternative telle que celle à l'origine du modèle du gouverneur central, est donc de nature épistémologique. C'est-à-dire qu'il trouve son explication dans la façon dont les connaissances sont construites.
Complément : Références
Fitts, RH (1996): Cellular, molecular, and metabolic basis of muscle fatigue. In Handbook of Physiology. Oxford University Press, pp 1151-1183.
Fletcher, W. M. (1907). Lactic acid in amphibian muscle. J Physiol, 35(4), 247-309.
Hill, A. V. (1924). Muscular activity and carbohydrate metabolism. Science, 60(1562), 505-514.
Lagrange, F. (1888). Physiologie des exercices du corps. Paris: Felix Alcan.