Introduction aux discours coloniaux

La situation coloniale

Georges Balandier : La situation coloniale (1951)

Les travaux de Georges Balandier qui lui-même a eu une expérience coloniale, constituent une approche nouvelle et originale de la situation de l'indigène dans le monde colonial.

Georges Balandier en 2010InformationsInformations[1]

En effet, jusqu'à lui, et à l'exception de quelques intellectuels coloniaux comme Robert Delavignette ou Maurice Delafosse, le monde colonial était étudié selon deux versants opposés et peu conciliables : d'un côté l'on faisait la description de l'Europe colonisatrice et de la manière dont elle appliquait — où n'appliquait pas — ses principes dans les territoires qu'elle avait soumis, de l'autre l'on mettait en valeur l'ancienneté des civilisations africaines ou asiatiques, dans une perspective ethnologique ou artistique. Ce qui manquait de toute évidence, c'était, au-delà de la condamnation de principe de la domination coloniale et de la nécessité de principe également de maintenir sinon l'existence actuelle du moins le souvenir et la mémoire de cultures indigènes, une analyse approfondie de la manière dont les peuples colonisés vivent la situation qui leur est faite, et qui ne se réduit pas seulement à la résistance ou à l'assimilation.

Georges Balandier, ethnologue, découvre Dakar en 1946, c'est-à-dire à la veille de la décolonisation, mais aussi au terme d'une longue période d'occupation coloniale. Ce qui l'intéresse, c'est la situation coloniale qui est faite aux indigènes, et qui ne lui semble pas pouvoir se réduire à de simples questions administratives, ni même à l'appropriation de schémas identitaires.

Certes, le terme même de situation et à replacer dans un contexte : les Situations de Sartre paraissent à partir de 1947 (mais Balandier se démarque de l'acception qu'a donnée à ce terme la philosophie existentielle, p. 77[2]). Quant à l'expression situation coloniale elle est déjà employée par Octave Mannoni[3], et, d'après Balandier lui-même par d'autres auteurs.

Soucieux de se maintenir uniquement sur le plan psycho-psychanalytique, Mannoni ne donne de cette dernière qu'une définition imprécise ; il la présente comme une "situation d'incompréhension", "comme un malentendu" et, en conséquence, analyse les complexes qui caractérisent le "colonial" et le "colonisé" et permettent de comprendre les relations que tous deux entretiennent. C'est insuffisant ( p. 46[2]).

L'originalité de Balandier est d'avoir voulu concevoir la situation coloniale comme une « totalité ». Constatant l'émiettement des regards sur le fait colonial, il veut entreprendre de les rassembler, c'est-à-dire, dans le même mouvement, de tenir compte de leurs apports particuliers : ceux de l'historien, particulièrement, qui met en valeur les variétés des formes de résistance, selon les peuples colonisés, à la présence du colonisateur. Quant à celui-ci, l'historien met en valeur la position fausse dans laquelle le colonisateur se trouve dès lors que les principes de mission civilisatrice, qu'il revendique, entrent en contradiction avec les motivations économiques et politiques égoïstes qu'il expose tout aussi clairement (Balandier ne commet pas l'erreur, qu'on relève parfois chez les historiens postcolonialistes, qui consiste à prétendre dévoiler des intentions cachées là où elles étaient proclamées). Contradiction qui ne peut qu'agir sur la perception même que le colonisé a de sa propre situation, car « la société colonisée, sous son aspect urbain comme sous son aspect rural, et la société coloniale forment un ensemble, un système ; [d'où] la nécessité pour toute étude d'un seul des éléments de se référer à l'ensemble » (p. 59).

Certes, l'article de Georges Balandier est avant tout programmatique. Il ne résout pas toutes les questions qu'il soulève. Mais ce que j'en retiendrai, c'est deux choses :

1. le refus de laisser la problématique se refermer sur des simplifications théoriques. Le modèle d'exploitation du colonisé par le colonisateur, l'opposition de la civilisation mécanique et techno-industrielle et des civilisations qui n'ont pas suivi ce cheminement, le monde européen urbanisé versus le monde africain agricole, etc. Tous ces modèles, Balandier ne les rejette pas, mais il les juge insuffisants, car ils doivent être subordonnés à une approche globale.

2. l'abandon (et il faudrait le dire, paradoxalement, par avance) des schémas si opératoires dans le discours mais si peu dans l'analyse du fait colonial, de l'opposition, devenue lassante avec le temps, du Même et de l'Autre, avec des majuscules, s'il vous plaît. Le dominateur colonial ne forme pas une entité monolithique :

Il reste à ajouter que la société coloniale n'est pas parfaitement homogène ; elle a ses "factions", ses "clans", (les administratifs, les privés, les militaires, les missionnaires), selon la terminologie employée dans les territoires français qui sont plus ou moins fermés les uns aux autres, plus ou moins rivaux (les oppositions administration-mission, administration-commerce sont fréquentes) qui ont leur propre politique indigène (à tel point que certains anthropologues anglais ont fait, de chacun d'eux un agent provoquant le culture change) et suscitent des réactions très diverses (p. 65-66).

Ce qui crée la situation coloniale, c'est cette extrême diversité enclose dans un cadre qui peut se révéler lui-même monolithique, celui d'une administration et d'un discours politique. L'opposition, si l'on veut en trouver une, n'est pas tant entre deux groupes qu'entre cette diversité des vécus coloniaux et la rigidité des règles (juridique, économiques,...) qui l'enserrent (p. 62).

  1. L'ethnologue et sociologue français Georges Balandier au Salon du livre de Paris lors de la conférence La société, source d'inspiration. Date 29 mars 2010 Source Travail personnel Auteur Georges Seguin (Okki)

  2. Balandier [1951]

    Balandier, Georges, "La situation coloniale", Cahiers internationaux de sociologie, vol. XI, sixième année, 1951, p. 44-79.

  3. Mannoni 1950

    Mannoni, Dominique O., Psychologie de la colonisation, Paris, Éditions du Seuil, 1950, 227 p.

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