Introduction aux discours coloniaux

Vivre en colonies

Complément

Le casque colonial n'est pas loin d'être considéré comme l'emblème du colonial. Hampaté Ba, dans un roman célèbre, en fait le signal de la venue du Blanc, qui déclenche aussitôt chez les indigènes des réflexes de soumission ou de salut : « Dès qu'on voyait apparaître un homme blanc portant un casque colonial, fût-ce un vieux casque sale et défoncé, on ne pensait qu'à une chose : aller chercher poulets, œufs, beurre et lait pour les offrir à « Monsieur Casqué » comme en offrande conjuratoire » ( p. 25[1]).

Casque colonialInformationsInformations[2]

L'amateur de photographies anciennes ne peut qu'être frappé par la persistance du port du casque (qui a été longtemps réglementaire, en dehors de l'Algérie), que, dans certains pays, les colonisés adoptent à leur tour. Il faut donc en dire quelques mots. Son origine est britannique (pith helmet, en anglais), et sa forme n'est peut-être pas sans rapport avec celle du casque à pointe des Prussiens.

Le casque colonial, comme le précise le Dr. Legrand en 1908, n'est pas un casque comme les autres. Il est conçu de manière à protéger la tête, tout en évitant l'excès de chaleur qui risque d'altérer la bonne santé du crâne et de la chevelure :

Les lourdes coiffures militaires sont désastreuses pour l'avenir des cheveux. Au contraire, le casque colonial (fig. 12), léger, en moelle de sureau, est, surtout l'été, une coiffure à recommander entre toutes.

Il a, d'abord, une ouverture au sommet de la bombe. De plus, il ne repose pas directement sur le crâne. Il en est isolé par un tour intérieur, tenu lui-même à distance du cercle intérieur du casque par quelques rondelles de liège.

Dans ces conditions, le casque colonial ne fatigue nullement le porteur, et encore moins la chevelure ; il aère le crâne à merveille ( p. 37[3]).

Porter le casque colonial, pour éviter les insolations, est vivement recommandé dans les différents ouvrages de « colonisation pratique » et autres Vade mecum qui sont à la disposition tant des futurs colons ou coloniaux que des voyageurs se destinant à parcourir les colonies. Aussi cette pratique est-elle souvent raillée par les auteurs : « Il est 5 heures du soir, écrit Weulersse, l'heure fatidique où chacun peut, où chacun doit, enlever son casque ; les rayons solaires, mortels dix minutes auparavant, sont maintenant bienfaisants: ainsi en a décidé le rituel colonial » ( p. 55[4]). Maurice Delafosse n'est pas en reste qui met en scène les conversations auxquels participe Broussard à peine débarqué dans la colonie, les coloniaux se faisant un devoir d'informer le novice : « La question du casque aussi fournit à la discussion un précieux aliment : les uns soutiennent qu'il est indispensable de porter constamment un casque, même à la maison, même après le coucher du soleil ; d'autres sourient avec dédain et prônent le chapeau de feutre ; et chacun se prend à témoin de l'excellence de sa doctrine » ( p. 21[5])

Etre le maître. Les coloniaux contre la démocratie

Dès le XVIIIème siècle, et peut-être même avant, certains esprits avaient pu comprendre les raisons de l'attachement des colons à leur situation, voire à l'esclavage, qui allait de pair. Adam Smith attache à l'orgueil humain le privilège de posséder des esclaves et d'en être le maître ( cit. p. 39-41[6]). Tocqueville considère qu'avec les créoles une nouvelle aristocratie s'est constituée dans les colonies (cf. Steiner[7]). La Révolution française a fait disparaître pour un temps la suprématie de l'aristocratie, mais pas le sentiment aristocratique, qui veut s'incarner d'autres façons.

Face au monde "bourgeois", l'artiste, dans la seconde moitié du XIXe siècle s'affirme dans un corps à consonance aristocratique : il est supérieur, il est différent, il se distingue, comme dirait Bourdieu[8].

Ce désir d'aristocratie, qu'on pourrait appeler improprement, mais utilement la « nostalgie aristocratique », car elle renvoie moins au passé réel du sujet qu'à un passé rêvé, on la retrouve chez les coloniaux avec une insistance significative. De nombreux textes nous éclairent sur ce point.

Le plaisir d'être servi, et bien plus efficacement qu'on ne saurait l'être en France, affecte déjà le voyageur à son arrivée aux colonies. Un Auguste Billard, débarquant à l'île Bourbon, en 1817, se mue presque instantanément en colon :

Le premier jour on est embarrassé même avec les esclaves ; on craint d'en être ou trop près ou trop loin ; on ne sait comment leur parler ; le lendemain on leur commande comme si l'on n'avait fait autre chose de sa vie. On n'hésite plus à dire : « Papa-la, porte-moi ce petit paquet ; maman-la, donne-moi mes pantoufles ou mon chapeau ». On s'accoutume bien vite à ne faire œuvre de ses mains, à ne travailler que de l'esprit ( p. 60-61[9]).

On surprend Billiard commettant une sorte de péché de gourmandise. Ce n'est certes pas un esclavagiste, mais un homme s'avouant des penchants qu'il ne peut s'empêcher de trouver naturels.

Le colonial de la fin du siècle et de la première moitié du XXe éprouve, lui aussi, et intensément, sa transformation en élite tropicale, qu'il se donne parfois le temps d'analyser, comme fait Pujarniscle dans Le Bonze et le Pirate[10] :

Qu'est-ce qui attire donc, dans ces sacrés pays, où l'on crève de chaud, l'été, où l'on grelotte de la fièvre, l'hiver, où l'on souffre du foie, de la rate, de l'intestin, de tout? C'est qu'ici nous sommes des Blancs parmi les Jaunes, c'est-à-dire des êtres tellement supérieurs à ceux qui nous entourent, qu'il n'y a pas de commune mesure entre eux et nous. On n'est pas sur le même plan! Et cette supériorité, impossible de nous la contester. Nous la portons sur notre visage. Elle ne nous quitte jamais. Nous sommes la race conquérante au milieu de la tourbe des vaincus.

Qu'importe la misère? Un noble sans un sou n'en est pas moins un noble. Même quand j'étais plus sale et plus déguenillé que le dernier des coolies, les Annamites n'avaient pas envie de rire en passant devant moi. Ils continuaient à me respecter. Et, d'ailleurs, je sais me faire respecter : il n'est pas bon, pour une paire de fesses, de se trouver sur le trajet de mon pied, même lorsqu'il est nu. En France, on ne peut donner une gifle ou un coup de pied au cul sans avoir des histoires à n'en plus finir. On est perdu dans la foule. Tous égaux! C'est absurde, monstrueux, c'est contre nature! Quand on a été un maître, l'air démocratique est irrespirable (p. 228).

Tout y est : les difficultés de la vie aux colonies, quand bien même elles entraînent les maladies, parfois la mort, ne sont rien en face de cette brutale et enivrante sensation de se distinguer, de s'ériger en maître. Le colonial est un aristocrate, et cela s'achète non pas au prix d'argent, comme sous l'Ancien régime, mais par le simple effet de l'exil, de l'expatriation dans des terres dominées.

La race à laquelle appartient le colonial n'est pas liée à un sang noble, mais bien à la couleur de sa peau et à son appartenance au peuple vainqueur. Être Blanc parmi les Jaunes, ou parmi les Noirs, est un critère absolument inaliénable, visible, et d'autant plus efficace qu'il va s'intégrer à une acceptation des différences de castes, elles-mêmes liées aux races, qui sont en usage dans les peuples colonisés. La hiérarchie existe chez les indigènes, et le blanc ne fait que la couronner, dans une sorte de légitimité héréditaire. « Le fondement même du colonialisme, écrit Pujarniscle, c'est le sentiment de l'inégalité des races » ( p. 179[11]).

Dès lors, la référence à la démocratie européenne était inévitable. En France, le colonial n'est plus rien. Il en est d'autant plus conscient qu'il y effectue généralement des séjours qui lui permettent de raviver sa conscience d'être différent de ses compatriotes. De même qu'un étudiant réunionnais, fraîchement débarqué à Paris, s'étonne de voir un Blanc conduire un fiacre, et l'en trouve d'autant plus laid, comme dégradé en tant que Blanc ( p. 34[12]), de même, le noble colonial répugne à s'effacer dans la foule qui lui ressemble (autres Blancs) sans lui ressembler.

[Robert de Coussan] se mit à détester la foule qui le bousculait. Au Soudan, il était quelqu'un ; tous les blancs, d'ailleurs, y sont des rois devant lesquels les nègres s'écartent en saluant. Ici, il n'était plus rien : une fourmi dans la fourmilière ( p. 383[13]).

De son côté, Césade, personnage de Jules Boissière, évoque les « haïssables égalités du tramway » ( p. 219[14]).

Tous les Blancs sont des rois. « Je suis devenu un roi africain » s'exclame un personnage de Robert Randau ( p. 109[15]). Ces auto-désignations jubilatoires sont les mêmes dans la plupart des textes coloniaux. Il arrive cependant qu'un Anglais, cité par Jacques Weulersse, fasse une différence entre les colonies. Le colonial asiatique et le colonial africain, il est vrai, évoluent dans des mondes différents, puisqu'on sait depuis Hegel que l'Afrique n'a pas d'histoire tandis que les Asiatiques, dans le discours colonial sont détenteurs d'une « vieille civilisation ». Aussi le statut de maître n'est-il pas ressenti de la même manière partout :

Mais, même avant l'invasion de la barbarie touristique, même dans les régions qui y ont échappé, l'Orient n'offre pas la fascinante attirance de l'Afrique Noire. Là-bas, vous n'êtes jamais seul et, bien que vous soyez le Blanc, vous n'êtes qu'un individu, emporté et roulé par des foules insensibles. Cingalais, Tamouls ou Bengalis, Bouddhistes, Hindouistes ou Musulmans, tous vous opposent la même infranchissable barrière de volontaire incompréhension, sinon même de mépris.

Là-bas, vous n'êtes jamais seul ; ici [en Afrique] vous l'êtes toujours, et toujours le maître : les 200 000 Noirs qui vivent sous nos pieds sont ici, pour moi, comme s'ils n'étaient point ; d'eux, je ne puis attendre aucun enseignement, aucun réconfort, aucune aide certes, mais, non plus, aucune résistance. Ici, nous sommes réellement, absolument les maîtres ; mais du maître, nous avons la solitude et la responsabilité. Double fardeau, lourd parfois à porter  ! mais voilà tout le secret de la vraie magie noire ( p. 68[4]).

De là que, pour un autre colonial, français celui-ci, de Weulersse, ce fut une erreur de recruter des Africains lors de la première Guerre mondiale. En côtoyant les Français de France, les Noirs ont vu le roi nu. Ce ne sont plus des chefs, des maîtres, qu'ils ont fréquentés, mais les classes les plus modestes, les soldats de garnison, les gens du peuple, les prostituées : « ils savent exactement pour combien, et pour pas cher, on peut acheter une Blanche, une Française ! ». Ils ont eu l'idée de l'égalité entre Blancs et Noirs, la propagande révolutionnaire les a peut-être atteints, et, de retour en Afrique, ils deviennent "arrogants, intraitables", en somme, ils n'obéissent plus ( p. 38[4]).

Le colonial a la phobie de l'égalité. Et peut-être aussi, au delà du mépris, une certaine défiance du métropolitain qui ne comprend pas la différence des races.

Louise, la compagne de Barnavaux, pour sa part, considère que la démocratie a fait de tous les Français des aristocrates. Naïvement, mais finement, elle accorde à tous ses concitoyens le même statut, à elle-même comme aux bourgeois les plus nantis, sans considération de leur éducation. Il y a certes, des Français mal éduqués, mais ce n'est pas un critère qui vous exclut de l'aristocratie (tant d'aristocrates, dit-elle, sont d'une grande vulgarité). Certes, l'aristocratie n'a pas de consistance si elle ne s'épanouit pas sur le terreau d'une foncière inégalité. Aussi cette inégalité sera-t-elle répartie autrement : les autres des aristocrates sont tout simplement les étrangers. Quant à Barnavaux, « il avait passé sa vie à dominer, il avait été 'un blanc' aux colonies, et armé. Donc une espèce de chevalier » (p. 139[16]). Dans l'aristocratie du peuple français, Barnavaux occupe un rang plus élevé.

Au delà du ressenti de cette supériorité en quelque sorte donnée au colonial, et qui est celle le plus souvent décrite dans les romans, il existe des devoirs associés à l'aristocratie.

Chez des idéologues coloniaux comme Marius-Ary Leblond, un fort contraste oppose la métropole, écrasée par l'étroitesse de ses problèmes, et l'espace sans limites où peut se déployer l'enthousiasme colonial. Dans un ouvrage paru en 1944, et dont le titre seul ( L'Empire de la France, sa grandeur, sa beauté, sa gloire, sa force[17]) claque un peu trop comme un drapeau au vent de la victoire, alors même que se prépare la décolonisation après l'éphémère Union française, les Leblond savent opposer l'histoire et l'épopée :

Tandis qu'on se lamentait de voir se succéder les « grèves sur le tas » dans les usines métropolitaines, on sentait poindre dans notre domaine d'outre-mer une Chevalerie coloniale, alerte et résolue, liant spontanément à nos jeunesses conscrites toutes les populations de nos possessions dans un respect vibrant du Courage, de la loyauté et des loyalismes, dans un immense besoin de santé qui commandait enfin plus d'hygiène avec la lutte contre les alcoolismes et les taudis. Civisme et stoïcisme s'affinaient tout en se fortifiant et s'entraînant au rappel des épopées d'Afrique, de Madagascar et d'Indochine, avec une curiosité tardive pour notre splendide Littérature exotique. Impossible de séparer les mots Empire et Épopée. Et cette Épopée, rythmée de générosité, embrassait bien plus que la partie d'Europe conquise par Napoléon : le bel « Univers de la France des Cinq Parties du Monde » (p. 10).

D'un côté, une France de Zola, encore peuplée par un prolétariat proliférant dans des masures et abusant de l'alcool. Mais aussi, une France de 1936, occupant les usines, prolongeant les grèves (l'expression « grève sur le tas » est ici lucidement épinglée par les Leblond qui y voient l'image même de l'avachissement collectif d'une métropole trop fermée sur elle-même). Prenant à rebours les clichés qui décrivent les coloniaux comme minés par les fièvres, l'alcoolisme, et le délabrement physique, les écrivains rejettent du côté de la métropole la vie malsaine et les pathologies diverses qui en sont la conséquence pour mettre en valeur la santé et la générosité de ces chevaliers ultra marins qui ont conquis à la France un empire bien plus vaste que celui de Napoléon.

RemarqueMarius-Ary Leblond

Marius-Ary Leblond ont excellé dans l'art de la nouvelle plus encore que dans celui du roman. On peut difficilement porter à leur crédit les essais qu'ils ont écrit. Leur enthousiasme pour la colonisation, qu'ils semblent parfois encenser sans aucune réserve, leur ont porté un tort incontestable.

ComplémentLe roi de la Canebière

Broussard, le héros de Maurice Delafosse, arpente avec orgueil la Canebière : pour quelque temps encore, il se sent le maître :

Broussard déambule, fier et ravi, frappant d'un pied vainqueur l'asphalte reconquise : il est celui qui revient des colonies, il se sent quelqu'un, il n'est pas loin de se figurer qu'il est d'une essence supérieure à celle de ces malheureux Français qui n'ont jamais franchi les mers, il se prendrait volontiers pour le roi de la Canebière comme il s'est pris, il y a quelques mois, pour le roi de la brousse ( p. 60[5]).

Des types coloniaux

Le broussard

ComplémentUn portrait de broussard par Eugène Pujarniscle

« Je ne l'avais jamais vu, et pourtant je le reconnus. Je ne l'avais jamais vu avec les yeux de mon corps, mais j'avais si souvent caressé son image dans mon esprit ! Je l'avais cherché avec tant d'ardeur depuis mon arrivée en Indochine ! Je désespérais même de le trouver et commençais à croire qu'il était un mythe lorsqu'il surgit devant moi, en chair et en os (beaucoup moins en chair qu'en os) dans le petit café désert où je m'étais réfugié, une pénible après-midi de juin, tout au bout de la rue du Papier, à Hanoï. »

« Le doute n'était pas possible : c'était lui, bien lui, avec sa haute taille, son effrayante maigreur, sa face si tannée par le soleil qu'on eût pu le prendre pour un indien, sans ce regard net, droit, dominateur qui est le privilège de l'Européen. Une barbe blanche, qui prenait autour de la bouche la couleur d'un morceau de bois sur lequel on aurait versé de la teinture diode, envahissait ses joues, émettait deux énormes sourcils qui se rejoignaient par-dessus un nez autoritaire et dégringolait jusqu'au nombril. Des stries violacées vergetaient ses joues, et je crus pouvoir en induire qu'il ne détestait pas l'alcool ; malgré l'atroce chaleur qui pesait sur la ville, sa peau était sèche comme un vieux parchemin ; et j'en conclus qu'il avait un faible pour l'opium. Sa démarche de fauve en chasse, ses gestes brusques et souples, sa physionomie un peu hagarde, disaient, criaient, chantaient les courses dans la brousse, la vie aventureuse et libre, loin de toute agglomération humaine, en marge des lois écrites (quant aux lois non écrites, mieux vaut n'en point parler !) »

« Tandis que l'usure de son dolman kaki et les jours qui attristaient la coiffe de son antique sombrero convenaient que cette vie aventureuse et libre n'était plus en accord avec les exigences économiques de la colonie. Sa sclérotique jaune dénonçait un foie surmené, et l'éclat inquiétant des yeux un sang riche en hématozoaires. Tout, il avait tout pour lui ; il était achevé, parfait, pur. Chacun des traits dont mon imagination, guidée par des anecdotes qui traînaient encore autour des tables de café, avait décoré sa physionomie, il les possédait ; ce n'était pas un individu, c'était un type ; le type du conquistador impénitent, du broussailleux qui ne veut rien savoir et pour qui toute colonie reste toujours ce qu'elle était au lendemain de la conquête : une terre vierge où l'on vient pour faire fortune ou crever de fièvre, où le paysage ne compte pas et où l'indigène fait partie du paysage ; où l'Européen seul à des droits et où il les a tous » (p. 8-10[10]).

Le Bonze et le PirateInformationsInformations[18]

Le portrait typologique du broussard que trace Pujarniscle en guise d'introduction à Le Bonze et le Pirate[10] (1931), en fait une sorte de colonial maximaliste. Ce personnage imaginaire concentre en lui toutes les qualités et surtout tous les défauts qui peuvent être attribués en règle générale au broussard. Sa tenue est négligée, il est alcoolique, et drogué. Son état de santé est évidemment déplorable, mais il vivra encore longtemps.

Le broussard a radicalement rompu avec la société métropolitaine. Il est presque un hors-la-loi. Il n'a plus ni patrie ni famille comme il le souligne lui-même :

« Je le pense comme je le dis. La France? Ce nom-là ne réveille aucun souvenir, aucun sentiment en moi ! Je suis Maximilien Réclavier, un individu sans foi ni loi, sans feu ni lieu, une épave, et je crèverai, un beau jour, dans un coin, sans que personne s'en aperçoive, sans avoir servi à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Je n'ai jamais eu ce qui s'appelle une famille et je n'ai plus de patrie » (p. 248).

Isolé, abandonné de tous, étranger à la colonie elle-même qu'il a pourtant contribué à créer, le Broussard est une épave. Il mendie auprès des clients du café où il passe le plus clair de ses journées un verre d'alcool. En échange de quoi, il raconte son histoire. Le broussard appartient donc à l'époque de l'expansion coloniale, celle qui a précédé l'installation, l'arrivée des fonctionnaires et des commerçants. Dans une colonie pacifiée, il n'a plus sa place. Sa seule richesse réside dans ses souvenirs. Il a basculé du côté de la légende, renvoie aux plus anciens récits des conquêtes, alors même que sa consistance n'est le fruit que d'anecdotes.

On relèvera que même tombé au fond de l'abjection, il n'a pas perdu cette conscience de sa supériorité sur les indigènes qui est l'apanage de tout colonial. Au contraire, ce sentiment est chez lui exacerbé.

Le broussard de Pujarniscle, dont le portrait est avant tout un type imaginaire destiné à préparer le lecteur au récit d'aventure, ne définit pas exactement le terme de Broussard telle qu'on le retrouve chez d'autres auteurs, terme qu'ils utilisent parfois pour se désigner eux-mêmes. Alors que le broussard de Pujarniscle n'a pas de profession bien déterminée, ce qui lui permet d'accéder au niveau du type absolu, n'importe quelle profession particulière, peut autoriser son titulaire à être baptisé Broussard (cf. Les mots de la colonisation[19], p. 19-20), et dans le sens le plus courant, le broussard est avant tout un passionné des colonies, un colonial si fortement implanté dans les terres d'outre-mer que, y trouvant sa raison de vivre, et il n'envisage pas de vivre ailleurs : « il se sent devenir "broussard" et sans le dire, il en est fier » (p.33).

Dans un ouvrage intitulé Les Etats d' âme d' un colonial (publié sous ce titre en 1909, puis sous le titre : Broussard ou les états d'âme d'un colonial[5] à partir de 1922), Maurice Delafosse avait eu l'idée de faire le portrait du colonial type, auquel il donnait le nom de Broussard. En attribuant au colonial moyen ce nom propre qui est en fait le nom d'une catégorie particulière de colonial que j'ai qualifiée d'extrême, Delafosse souligne le fait que tout colonial se constitue à partir d'une vocation aventureuse, du désir de réaliser le rêve de toute sa vie (p. 22).

Delafosse, dans ce petit livre, décrit avec humour la formation du colonial, comme s'il s'agissait d'un récit d'initiation. Formation lente, progressive qui consiste à parcourir tout le spectre des représentations coloniales depuis le cliché qui précède l'expérience (par exemple la lecture des reportages de Stanley, cf. p. 29) jusqu'à la constitution du contre-cliché, puis, enfin, la représentation moyenne fondée sur l'expérience.

Qu'il s'agisse de l'image des indigènes ( les nègres ne sont ni les barbares ineptes et paresseux qu'on décrit trop souvent, ni les malheureuses victimes innocentes de la cruauté aveugle des Européens mais des hommes réagissant à la situation qui leur est faite comme d'autres hommes auraient fait à leur place, cf. p. 31) ou de celle du fonctionnaire colonial, dont la vie n'est ni si pénible ni si paradisiaque qu'on le dit contradictoirement, Broussard fait son initiation en négociant ses propres jugements avec les différents stéréotypes qui fondent la représentation du monde colonial.

Gare de Douala (Cameroun, 1924)InformationsInformations[20]

Mais le récit initiatique, biographique, engendre à son tour un récit historique, collectif. Le Broussard ayant vieilli s'est fait remplacer par de jeunes coloniaux, — lui-même étant devenu un vieux colonial. A ce titre, son histoire renvoie aux premiers temps de la colonisation, aux débuts où toutes les terres n'étaient pas explorées où les routes n'étaient pas tracées ni les chemins de fer construits, quand l'on vivait dans un confort rudimentaire. Par définition, la colonisation s'inscrit dans une perspective de développement et les vieux récits sont destinés à conserver des références à des realia qui ont cédé la place à d'autres. La colonisation a quitté le domaine de la légende pour s'inscrire dans celui de l'histoire politique, économique, administrative. Les jeunes coloniaux ne sont plus des broussards : « si la race des "broussards" est éteinte ou bien près de l'être, celle des "coloniaux" est toujours vivante et féconde » (p. 81).

Il y a aussi un aspect du Broussard, un costume, une apparence physique : longtemps prisonnier, Ferdinand de Behagle ( p. 232[21]) se retranche derrière sa barbe de « broussard ». Être broussard, c'est être en tenue d'aventure. Ou bien constituer un type de colonial négligé, comme le décrit Jane Pannier : « À une autre gare, quelques Européens hirsutes sous leur grand casque, de ceux qu'on appelle à Hanoï des broussailleux » ( p. 37[22])

ExempleLe "tassement" des préjugés

Le contact avec les indigènes modifie ainsi peu à peu les notions acquises en Europe ou les idées toutes faites, il émousse les sentiments extrêmes par leur frottement avec les leçons de l'expérience, et ce "tassement" dont on a parlé à Broussard lors de son débarquement se perd petit à petit dans son esprit, insensiblement et presque à son insu ( p. 25[5])

Le soldat

Parmi les innombrables récits de conquêtes militaires qui ont fait le succès de l'Illustration et autres Journal des voyages, je voudrais privilégier l'ouvrage de Roland Dorgelès qui s'intitule : Sous le casque blanc[21]. L'auteur a choisi de situer l'ensemble de ses nouvelles dans une période précise : entre 1880 et 1890, comme il le précise lui-même dans sa préface. Cette période est riche en effet en événements qui ont marqué les conquêtes coloniales.

Tête de RabahInformationsInformations[23]

Qu'on en juge : le dimanche 7 novembre 1880, Brazza et Stanley (ce dernier n'étant pas un militaire, mais un journaliste) se rencontrent au bord du fleuve Congo et se partagent une bonne part du continent africain. Entre 1881 et 1883, Gallieni s'empare du Soudan. Le 22 mars 1894, Joffre prend Tombouctou, Samory Touré est fait prisonnier le 29 septembre 1898, en novembre de la même année, Marchand s'incline à Fachoda devant les Anglais sur ordre de son gouvernement, et le 30 avril 1900, Rabah est vaincu, tué au combat, et décapité sur le champ de bataille par un tirailleur.

Le célèbre auteur des Croix de bois ne fait pas de ces officiers — dont certains deviendront, comme Gallieni ou Joffre, de grandes figures de la première guerre mondiale —, des héros sans peur et sans reproches, implacables et cruels : « rien n'est plus faux que la légende qui représente la conquête coloniale comme une suite de massacres », souligne Dorgelès (p. III). Les descriptions des combats, sans parler de leur qualité littéraire, mettent en avant les souffrances des hommes, aussi souvent victimes de la soif, de la faim et des fièvres que des armes de l'ennemi. La conquête coloniale n'y est pas décrite comme l'écrasement des faibles par les forts, mais, pour ce qui concerne ces années cruciales, à travers un relatif équilibre des forces : les Touaregs qui tiennent Tombouctou, l'armée de Samory ou celle de Rabah sont bien fournies en hommes et en matériel, ont une bonne connaissance du terrain (tandis que les officiers français avancent parfois dans les zones blanches de leurs cartes) et maîtrisent des tactiques militaires d'une redoutable efficacité. De l'autre côté, l'armée coloniale est dispersée, peu nombreuse, travaillée par les maladies, et surtout dirigée par des officiers en délicatesse avec leur hiérarchie qu'ils jugent timorée et peu sensibles à la gloire nationale. Dorgelès évoque souvent les larmes des officiers ayant perdu leurs compagnons ou l'honneur face à l'adversaire.

L'administrateur

Parce qu'il est loin de la métropole, et d'une certaine façon condamné à l'initiative, — a l'instar du militaire —, le fonctionnaire colonial est rendu particulièrement sensible aux travers de la centralisation. En colonie, il expérimente une autre forme d'administration et qui est d'ailleurs celle de l'avenir : l'École coloniale[24] accouchera, après la seconde guerre mondiale, de l'École nationale d'administration.

L'un de ceux qui ont le mieux pensé, vécu et expérimenté les méthodes de gestion et de commandement des espaces territoriaux est Robert Delavignette.

On sait que cet administrateur et professeur appuie ses réflexions sur une conception de l'attachement de l'homme au pays, le pays étant l'espace circonscrit où le paysan ( principalement, mais aussi les corps de métier, commerçants et ouvriers qui habitent et animent cet espace) enracine et développe son existence. L'administrateur, dans la conception de Delavignette est celui qui a pour tâche de diriger le pays dans le respect d' une plus grande harmonie possible, préférant pour l'Afrique les petites structures industrielles qui puissent épargner aux populations l'épreuve du dépaysement, de la concentration urbaine et les ruptures de réseaux communautaires.

Le commandant de cercle n'est donc pas seulement un colonial plus imbu encore que les autres de sa supériorité raciale (et même bien plus que raciale, puisque le colonial est aussi supérieur à ses compatriotes de la métropole en vertu de la différence radicale que lui a conféré son existence coloniale), il est par dessus le marché investi d'une mission irréductible à toute autre, celle de chef, d'une communauté profondément humaine, puisqu'elle rassemble dans une ressemblance indifférente à l'espace et au temps les paysans noirs du Soudan et ceux de Bourgogne[25], les Africains pacifiés par l'œuvre coloniale comme les paysans de l'Europe médiévale.

Robert DelavignetteInformationsInformations[26]

Il y eut une première époque, l'époque du broussard, où l'administrateur colonial décrit par Maurice Delafosse était l'homme à tout faire, le maître Jacques de la gestion coloniale, qui devait pourvoir à tout, s'occuper de tout (p. 37-38). Puis est venu le temps des techniciens qui ont empiété sur le domaine d'intervention de l'administrateur, dont on pouvait croire que le rôle était devenu marginal, une sorte d'intermediaire entre les techniciens et la population locale. Enfin, l'École coloniale réformée a remis à l'honneur, replacé au centre l' administrateur dont la non spécialisation est devenue une spécialité, une science da la gestion humaine qui s'invente, bâtie sur l'expérience, et qui s'enseigne.

Cette évolution, ce mouvement se produit parallèlement en métropole.

Complément

Avec « l'ère des réalisations scientifiques », « le broussard cent pour cent ne sera bientôt plus qu'un souvenir pittoresque que les futures expositions coloniales classeront dans leur section de rétrospective à côté du trappeur canadien et du boucanier des îles » Parisot, cit. Véronique Dimier, p. 40[27]).

Remarque

Quand on voit la manière dont ont été gérées les anciennes colonies, par des nationaux titulaires d'une licence de lettres généreusement attribuée par des professeurs en Sorbonne complaisants, on ne peut que faire le constat d'une considérable et dramatique régression en regard de cette science administrative qui avait trouvé son équilibre par rapport aux disciplines techniques et à la connaissance des populations. Il n'est pas davantage certain que nos préfets contemporains entrent dans les données de base de leur administration la connaissance des pays dont ils sont censés assurer la gestion.

  1. Bâ 1999

    Bâ, Âmadou Hampâté, L'Etrange Destin de Wangrin, ou Les roueries d'un interprète africain, coll. Domaine étranger, Paris, 10/18, 1999, 381 p.

  2. Illustration dans Legrand, Maximilien-Albert (Dr), La Peau et la chevelure : hygiène, maladies, traitement, par le Dr Max-Albert Legrand, Paris, Larousse, 1908, p. 37

  3. Legrand 1908

    Legrand, Maximilien-Albert (Dr), La Peau et la chevelure : hygiène, maladies, traitement, Paris, Larousse, 1908, 128 p.

  4. Weulersse 1931

    Weulersse, Jacques, Noirs et blancs : à travers l'Afrique nouvelle : de Dakar au Cap, Paris, A. Colin, 1931, 242 p.

  5. Delafosse 1922 bis

    Delafosse, Maurice, Broussard ou les états d'âme d'un colonial : suivi de ses propos et opinions, Paris, E. Larose, 1922, 258 p.

  6. Herland [2002]

    Herland, Michel, "Penser l'esclavage : de la morale à l'économie" dans L'Economie de l'esclavage colonial : enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, Paris, CNRS, 2002, p. 29-43.

  7. Steiner [2002]

    Steiner, Philippe, "De la démocratie et de l'esclavage : Tocqueville à l'épreuve des colonies" dans L'Economie de l'esclavage colonial : enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, Paris, CNRS, 2002, p. 85-105

  8. Bourdieu 1979

    Bourdieu, Pierre, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 670 p.

  9. Billiard [1822]

    Billiard, Auguste, et Montalivet, Jean-Pierre Bachasson, Voyage aux colonies orientales, ou, Lettres écrites des îles de France et de Bourbon pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820, à M. le cte de Montalivet, pair de France, ancien ministre de l'intérieur, etc, Paris, Librairie française de l'Advocat, 1822.

  10. Pujarniscle 1929

    Pujarniscle, Eugène, Le Bonze et le Pirate, Paris, G. Crès & cie, 1929, 238 p.

  11. Pujarniscle 1931

    Pujarniscle, Eugène, Philoxène ou de la littérature coloniale, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1931, 201 p.

  12. Leblond 1910

    Leblond, Marius-Ary, En France, 2 vols, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1910, 470 p.

  13. Royer 1928

    Royer, Louis-Charles, "La Maîtresse noire (1928)" dans Amours coloniales : aventures et fantasmes exotiques de Claire de Duras à Georges Simenon : romans et nouvelles, Bruxelles, Editions Complexe, 1996, p. 285-430.

  14. Boissière 1925

    Boissière, Jules, Fumeurs d'opium (1896), Paris, V. Rasmussen, 1925, 315 p.

  15. Randau 1922

    Randau, Robert, Le Chef des porte-plume, Paris, Aux éditions du monde nouveau, 1922.

  16. Mille [1912bis]

    Mille, Pierre, Louise et Barnavaux, Paris, Calmann-Lévy, 1912, 318 p.

  17. Leblond [1944]

    Leblond, Marius-Ary, L'Empire de la France, sa grandeur, sa beauté, sa gloire, sa force, Paris, Éditions Alsatia, 1944, 366 p.

  18. Couverture. Pujarniscle, Eugène, Le Bonze et le Pirate, Paris, G. Crès & cie, 1929, 238 p. Licence : Domaine Public

  19. Dulucq 2007

    Dulucq, Sophie, Klein, Jean-François, et Stora, Benjamin, Les Mots de la colonisation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. Les mots de, 2007, 127 p.

  20. Douala. La gare et la cité du chemin de fer du Cantre Titre : [45 cartes postales du Cameroun, enregistré en 1928] Date d'édition : 1924 Sujet : Cameroun Français Sujet : Cameroun Anglais Sujet : Douala Type : image fixe Langue : Français Format : 45 cartes postales Format : image/jpeg Droits : domaine public Identifiant : ark:/12148/btv1b7702284k Source : Bibliothèque nationale de France Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb40590101t Couverture : Cameroun Provenance : bnf.fr Licence : Domaine Public

  21. Dorgelès 1941

    Dorgelès, Roland, Sous le casque blanc, Paris, Éditions de France, 1941, 280 p.

  22. Pannier 1906

    Pannier, Jacques, et Jane Pannier, Trois ans en Indochine : notes de voyage, Toulouse, Société des publications morales et religieuses, 1906, 357 p.

  23. Tête de Rabah, trophée d'un tirailleur de la Mission d'Afrique Centrale, au soir du 22 avril 1900. Dessin de Jules Lavée, 1901, d'après photo. Cette illustration vieille de plus de 100 ans est dans le domaine public.

  24. Ecole coloniale

    L'École coloniale créée en 1889, succède à l'Ecole cambodgienne,elle même fondée en 1885 par Auguste Pavie. Elle est longtemps mal connue, beaucoup de politiques et même de coloniaux ignorant son existence. En 1934, elle est rebaptisée Ecole nationale de la France d'outre-mer. Les directeurs successifs de ces établissements sont : Étienne Aymonier (1889-1926), Georges Hardy (1926-1933), Henri Gourdon (1933-1937), Robert Delavignette (1937-1946).

  25. Delavignette 1935

    Delavignette, Robert, Soudan, Paris, Bourgogne, Paris, Bernard Grasset, coll. Les Écrits, 1935, 253 p.

  26. Cohen, William B., Garnier, Camille, et Lesseps, Louis de, Empereurs sans sceptre : histoire des administrateurs de la France d'outre-mer et de l'Ecole Coloniale, Paris, Berger-Levrault, coll. Mondes d'outre-mer / Histoire, 1973, page 160

  27. Dimier 2004

    Dimier, Véronique, "Le Commandant de Cercle : un « expert » en administration coloniale, un « spécialiste » de l'indigène ?", Revue d'histoire des sciences humaines, vol. 2004/1, n° 10, 2004/1, p. 39-57.

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