Introduction aux discours coloniaux

La science coloniale

Une grande figure de la "science coloniale" : Paul Leroy-Beaulieu

Paul Leroy-Beaulieu est avant tout un économiste, mais aussi un passionné de la question coloniale : « Il était aussi et surtout le plus grand propagandiste colonial de France » écrit Wesseling, p. 34[1]. Ses ouvrages et ses articles s'inscrivent dans ce qu'on a appelé la science coloniale[2], dont on ne peut pas dire qu'il l'a inaugurée, mais qu'il représente de manière capitale : il est sans doute l'auteur le plus cité à cet égard, et Jules Ferry reprendra par exemple de nombreux éléments de l'argumentaire de Leroy-Beaulieu (Voir Saada p. 103[3]).

De la colonisation ... Edition de 1882InformationsInformations[4]

Il publie en 1874 un ouvrage resté célèbre ( De la colonisation chez les peuples modernes[5]), et qui connaîtra de nombreuses rééditions, chaque fois augmentées. Celle de 1882 ne compte pas moins de 660 pages. C'est celle qui, selon Deschamps ( p. 125[6]) aurait eu le plus d'influence. Cette étude est scindée en deux parties, la première historique (501 p.), la seconde consacrée aux doctrines (140 p.).

Dans la partie historique, Leroy-Beaulieu analyse les différentes formes de colonisation, selon les pays, et selon les époques, puisqu'il divise cette partie en deux livres, l'un consacré à la colonisation avant le XIXe siècle, l'autre à partir du XIXe siècle (ce qu'on appelle traditionnellement la première et la seconde colonisation). La partie consacrée à l'Algérie est la plus importante (sur 120 p. consacrées à la colonisation française au XIXe siècle, près d'une centaine concerne l'Algérie).

Il rejoint le maréchal quant à la nécessité, trente ans plus tard, de prendre en considération la situation particulière de l'Algérie, qui ne peut être considérée ni comme une colonie de peuplement, ni comme une colonie d'exploitation, mais comme une colonie mixte. Certains passages de Leroy-Beaulieu rappellent, par leur cynisme provocateur, des textes de Bugeaud, dès lors qu'il s'agit de s'avouer clairement les conséquences des choix politiques adoptés :

Il y a deux catégories principales de colonies, lesquelles se distinguent par des caractères très tranchés: les colonies d'exploitation, telles que les Indes orientales anglaises et Java ; les colonies de peuplement comme le Canada et l'Australie. Dans les premières le peuple colonisateur apporte seulement ses capitaux, sa direction politique et économique; il ne cherche pas à remplacer la race indigène par une immigration de ses propres nationaux; il respecte et conserve, autant que possible, l'organisation sociale des natifs. Dans la seconde catégorie de colonies, au contraire, le peuple colonisateur cherche surtout à implanter sa race, à créer une société analogue ou même identique à celle de la mère patrie ; il absorbe toute la vie économique du pays, il s'approprie les terres, et peu à peu il évince complètement les natifs qui d'ailleurs, dans ce genre d'établissements sont peu nombreux, clairsemés et n'ont qu'un enbryon de civilisation. Le noir australien ou le huron sont rejetés de plus en plus dans le désert ; ils finissent par disparaître, soit qu'ils dépérissent et qu'ils meurent, soit que par des croisements ils se transforment.

L'Algérie devait-elle être considérée comme une colonie d'exploitation, telle que les Indes orientales anglaises et la grande île de Java, ou comme une colonie de peuplement, telle que l'Australie et le Canada? La nation française n'est pas encore parvenue à se faire sur ce point une conscience claire. Elle a oscillé entre ces deux sortes de modèles si opposés. De là toutes les incertitudes, toutes les variations, le peu d'esprit de suite de notre colonisation africaine.

A vrai dire, l'Algérie ne peut se ramener à aucun de ces deux types si tranchés[7] de la colonisation. Elle est une exception, elle doit être une colonie hybride et former une classe à part (p. 312).

Cependant, libéral, Leroy-Beaulieu ne saurait reprendre à son compte, et il la critique d'ailleurs, la colonisation administrative et militaire pratiquée par le gouvernement et appliquée par Bugeaud. Il paraît être plus proche de Lamoricière en ce qui concerne la liberté à laisser aux colons de s'installer où ils l'entendent :

Si l'abondance des bonnes terres et la facilité de leur appropriation sont un des principaux attraits des colonies nouvelles, l'indépendance et la liberté laissées aux colons, spécialement dans les actes quotidiens de la vie pratique et dans les relations civiles ou commerciales, sont aussi une des conditions indispensables au peuplement et à la prospérité des établissement­s et de venir et de se fixer dans les lieux de son choix ; on peut dire que cette liberté naturelle et primordiale doit être absolue et sans autre réserve que le respect des droits d'autrui.

En Australie, en Amérique, au Canada, il est permis à chaque habitant de bâtir où il lui plaît son loghouse et de défricher tel champ qui lui conviendra, pourvu que ce champ ne soit pas déjà occupé par un autre et sous la condition de payer une certaine somme minime quand il voudra consolider et régulariser son titre de propriété, C'est par ces trappers et pionniers que s'étend chaque année, dans les pays que nous venons de citer, la zone de la colonisation (p. 319)

Ce propos sera nuancé cependant dans la seconde partie, lorsqu'il s'agira d'établir des principes généraux :

il n'en faut pas conclure que le régime d'abandon, le système d'abstention et le principe de laisser faire [allusion à Lamoricière] soient pour la métropole la règle de conduite la plus prudente et la plus sage.

Tout concourt à prouver, au contraire, qu'une direction intelligente, un ensemble de préceptes puisés dans les règles de la science et dans les données de l'expérience, une tutelle habile, modérée, s'atténuant progressivement et cessant à propos, peut conduire avec succès les colonies à travers les obstacles qui entourent leur enfance, leur abréger la période initiale de lutte et d'inquiétude, et hâter leur progrès en population, en richesse et, d'une manière générale, en civilisation (p. 575)

La mise en perspective des deux parties de l'ouvrage permet à Leroy-Beaulieu de tracer d'une part l'historique des colonies, en faisant un travail comparatif à la fois sur les principes successifs qui ont présidé à leur formation, et sur les nations qui les ont appliquées : il ne se borne donc pas à la simple opposition entre colonisation anglaise et colonisation française, mais évoque également les colonies portugaises, hollandaises, espagnoles, et même suédoises et danoises. Dans chaque cas, les principes sont passés en revue à travers les différentes époques traversées. La première partie, la plus considérable, offre donc un catalogue impressionnant, et raisonné, des divers systèmes coloniaux, de leurs avantages et de leurs inconvénients. Cette première partie, c'est l'expérience. La seconde consistera essentiellement à synthétiser des analyses déjà présentes, mais dispersées dans la première : c'est en quoi elle contribue à la constitution d'une science coloniale :

[L'] examen [qui a été l'objet de la première partie] était trop complexe et trop morcelé pour qu'il s'en dégageât avec netteté des vues d'ensemble, des principes clairs et précis : le côté critique ou négatif y devait dominer ; les notions générales devaient disparaître parfois sous les aperçus de détail. II est donc nécessaire que nous abordions la question sous une autre face, que nous en traitions le côté dogmatique ou positif, qu'après avoir étudié les faits, nous arrivions à la doctrine, et que, à cet examen empirique des données de l'histoire, nous fassions succéder, à la fois comme résumé et comme conclusion, l'exposé des principes de la science (p. 504)

Si, comme l'observe Saada, la science coloniale n'a pas obtenu de place bien affirmée en tant que science dans le monde académique, il n'en reste pas moins que Leroy-Beaulieu a joué un rôle considérable dans l'évolution des idées coloniales. Pour Deschamps, par exemple ( p. 124-125[6]), il ouvre une ère nouvelle dans la conception historiographique du fait colonial, ainsi que dans ses principes fondateurs, en se dégageant de la conception classique de l'homme universel pour aborder l'espace colonial dans sa différenciation, ses spécificités de civilisation, de coutumes et de gouvernement.

Enfin, la science coloniale va déboucher sur l'idée d'une formation spécifique du personnel colonial, exclusivement destiné à l'administration des pays d'outre-mer. L'Ecole coloniale, créée en 1889, sera transformée en Ecole nationale de la France d'Outre-mer en 1934. C'est dans cette école que s'installera plus tard l'Ecole nationale d'administration (ENA), qui forme les administrateurs selon des méthodes que l'on peut considérer comme un héritage de la science coloniale.

Des projets coloniaux

La théorisation de l'expansion coloniale n'appartient pas qu'aux militaires, aux économistes comme Leroy-Beaulieu ou aux juristes comme Girault[8] ; elle se trouve aussi répandue parmi les écrivains, les hommes politiques, les savants, les ingénieurs et les explorateurs. Parmi ces derniers, je choisirai Paul Soleillet[9] (sur Soleillet, voir Gros[10], p. 29-52).

Portrait de Paul SoleilletInformationsInformations[11]

Paul Soleillet a le projet de rétablir les relations commerciales entre Alger et Saint-Louis, perturbées par la colonisation de l'Algérie. La guerre coloniale a provoqué une insécurité permanente qui a coupé les routes traditionnelles du commerce « par la crainte de voir ses caravanes tomber entre les mains des combattants, quels qu'ils soient » (p.22).

Dans cette perspective, il ne s'agit nullement pour lui d'étendre le domaine colonial, — et il semble que Ageron[12], p. 72, commette une erreur en rangeant Soleillet parmi les impérialistes — mais plutôt de sécuriser et d'améliorer les relations commerciales avec les "Sahariens". « Nous avons, écrit-il, un moyen plus puissant que les armes pour faire pénétrer en Afrique notre puissance civilisatrice : c'est le commerce [...] qui a toujours été le grand missionnaire de la civilisation » ( p.12[9]). Cette conception est un véritable retour aux sources des relations entre les Européens et les pays d'outre-mer. Soleillet ne veut donc pas d'une conquête coloniale, mais la simple création d'un consulat en Afrique :

Le corps consulaire français qui dépend du ministère des affaires étrangères n'est point simplement institué pour envoyer des consuls en Europe ou en Amérique ; nous pourrions au besoin dans ces contrées nous passer de leur appui ; mais où cet appui est indispensable, c'est dans les pays peu civilisés où le climat et les populations sont redoutables , où il faut constamment à l'Européen un guide, un conseil, un défenseur.

Dans ces situations, le consulat, c'est la France, et à l'ombre du pavillon consulaire se groupent des nationaux et des intérêts francais. Cette organisation des consulats remonte à des siècles ; partout elle a réussi ; c'est à elle que nous devons demander en Afrique , comme ailleurs , les moyens de faire pacifiquement pénétrer notre commerce, notre industrie, notre civilisation , nos mœurs (p. 24).

Soleillet a d'autres projets qui peuvent paraître plus utopiques, qui ont été perçus comme tels en leur temps. La création d'un chemin de fer Alger-Saint-Louis du Sénégal, lequel, il est vrai, ne devrait couvrir qu'une distance de 4.000 kilomètres contre les 5.300 kms de la ligne qui traverse les États-Unis, achevée en 1869 (p. 59-60), et qui devrait évidemment contribuer considérablement, d'abord au rétablissement, puis à l'amélioration du commerce entre l'Algérie et le Soudan. Enfin, pour construire le chemin de fer, au lieu de faire venir des Chinois, comme l'ont fait les Américains (et comme le feront les Français à Madagascar), l'on pourrait racheter des esclaves. Le Soudan regorge d'esclaves dont leurs maîtres ne savent que faire, et dont la valeur, faute d'emploi, a beaucoup perdu :

Amenons-les dans le Sahara, faisons-leur accomplir pendant un temps déterminé la tâche pour laquelle ils semblent destinés , ensuite donnons-leur une liberté que sans nous ils n'auraient jamais connue ; nous aurons acheté des esclaves et nous laisserons des hommes. Il est facile de concevoir comment, au moyen de sociétés philanthropiques ou industrielles, ce rachat de nègres esclaves pourrait s'opérer. Un tel peuplement surveillé par les consuls, dont l'établissement dans le Sahara doit précéder toute innovation , ne saurait jamais constituer un retour vers l'esclavage (p. 74).

Mieux encore : ces populations, une fois libérées, pourraient contribuer à la fertilisation du Sahara, où l'on pourrait mettre des terres à leur disposition.

Remarque

Rien ne montre mieux la volonté de penser la science coloniale, de la part de tous les acteurs que l' ouvrage[13] de Duponchel, ingénieur, auteur d'un projet de chemin de fer transsaharien. Ce livre de 370 pages, en consacre 210 aux principes généraux de colonisation, à la description des mœurs des Sahariens et des Soudanais, à la manière dont il faut traiter (avec) les indigènes, au système colonial à adopter, etc.

  1. Wesseling [1996]

    Wesseling, Henri, Le Partage de l'Afrique, 1880-1914, Paris, Denoël, 1996.

  2. Science coloniale

    La science coloniale consiste dans l'étude du fait colonial, dans ses causes comme dans ses effets. Elle ne doit pas être confondue avec les sciences coloniales, qui sont les sciences sur lesquelles s'appuie l'entreprise coloniale et qu'elle contribue à développer : géographie, histoire, ethnologie, géologie, botanique, économie, etc.

  3. Saada [2009]

    Saada, Emmanuelle, « Penser le fait colonial à travers le droit en 1900 », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 1/2009 (n° 27), p. 103-116. URL : www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2009-1-page-103.htm.

  4. Leroy-Beaulieu, P., De la colonisation chez les peuples modernes (1874), Paris, Guillaumin et Cie, 1882.

  5. Leroy-Baulieu [1874]

    Leroy-Beaulieu, Paul, De la colonisation chez les peuples modernes, Paris, Guillaumin et cie, 1874, 616 p.

  6. Deschamps [1953]

    Deschamps, Hubert, Les Méthodes et doctrines coloniales de la France du XVIe siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 1953, 218 p.

  7. Madagascar, colonie d'exploitation et de peuplement

    Notons que le docteur Catat dira la même chose de Madagascar à la fin du XIXe siècle : "On a divisé nos possessions d'outre-mer en terre d'exploitation et en terre de peuplement. Madagascar tient de l'une comme de l'autre. Cette île qui possède plus de 7 millions d'habitants et qui a donné comme chiffre de commerce général, importations et exportations, plus de 30 millions de francs, est un débouché qui n'est certes pas à dédaigner pour notre commerce national" (Voyage à Madagascar, p. 400).

  8. Girault [1895]

    Girault, Arthur, Principes de colonisation et de législation coloniale, 3 vol., Paris, L. Larose, 1895.

  9. Soleillet [1879]

    Soleillet, Paul, Exploration du Sahara central. Avenir de la France en Afrique, Paris, Imprimerie nationale, 1879, 83 p.

  10. Gros [1893]

    Gros, Jules, Nos explorateurs en Afrique (1888), Paris, A. Picard et Kaan, coll. Bibliothèque coloniale et de voyages, 1893, 288 p.

  11. Gros, Jules, Nos explorateurs en Afrique, Paris, A. Picard et Kaan, 1893, p. 30

  12. Ageron 1978

    Ageron, Charles-Robert, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Presses universitaires de France, 1978, 302 p.

  13. Duponchel [1879]

    Duponchel, A., Le Chemin de fer trans-saharien. Jonction coloniale entre l'Algérie et le Soudan. Etudes préliminaires du projet et rapport de mission avec cartes générales et géologique, Montpellier, C. Coulet, 1879, 370 p.

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