Introduction aux discours coloniaux

Du vocabulaire colonial

Colonie

Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiersInformationsInformations[1]

Le terme a évolué au cours de l'histoire, et l'on peut s'en rendre compte en relisant la définition du terme par L'Encyclopédie. On s'y étendra un peu longuement, car l'auteur expose de manière analytique les principaux aspects de la colonisation qui font l'objet de débats non seulement au XVIIIe siècle, mais aussi dans la suite des temps :

COLONIE, s. f. (Hist. anc. mod. & Commer.) on entend par ce mot le transport d'un peuple, ou d'une partie d'un peuple, d'un pays à un autre [2].

L'auteur de l'article (non identifié) présente la colonisation sous la forme d'une filiation entre différentes étapes qui remontent aux origines de l'humanité, ou du moins, aux descendants de Noé, les tribus de Japhet, Sem et Cham, qui se dispersent sur la terre à la recherche de nourriture. La colonisation, dans son sens premier, répond donc, selon l'auteur, à un besoin.

Par la suite, la multiplication des habitants de chaque pays, les guerres, les dissensions, les besoins conduisent à de nouvelles dispersions, à de nouvelles extensions qui poussent à de nouvelles colonisations. Se créent ainsi de nouvelles sociétés qui deviennent indépendantes les unes par rapport aux autres. Pour l'auteur donc, la formation des nations est la conséquence d'un processus de colonisation.

Dans un troisième temps, les conflits entre les nations, dont le sort est décidé par la force des vainqueurs, conduit à la formation de colonies de conquêtes (« l'esprit de conquête s'empara des hommes »).

Aux colonies des Grecs et des Romains vont succéder, quatrième type de colonies, celles des barbares.

Les premières colonies modernes forment donc, selon l'auteur, la cinquième espèce de colonies : « La cinquième espèce de colonies est de celles qu'a sondées l'esprit de commerce, et qui enrichissent la métropole ». Elle va consister essentiellement dans la création de comptoirs, situés de loin en loin sur les côtes, pour répondre aux exigences de la navigation encore empêchée de s'éloigner des côtes. Ces comptoirs permettent les échanges avec les populations de l'intérieur, avec lesquelles n'existent encore que des relations de négoce.

Défaite d'Ataliba, roi du Pérou, devant les conquistadors EspagnolsInformationsInformations[3]

Dès lors que la révolution des techniques de la navigation va permettre des trajets au long cours, un sixième type de colonisation va apparaitre, avec la conquête de l'Amérique. Ce qui caractérise ces nouvelles colonies, c'est la mise à l'écart des habitants indigènes, et le lien étroit devenu nécessaire avec la métropole. Cette nouvelle forme de colonisation caractérise la colonisation moderne proprement dite.

Ce type de colonies a donc deux caractéristiques essentielles : d'une part que les colonies dépendent directement de la métropole qui en bénéficie et doit donc en contrepartie en assurer (sous-entendu militairement) la sûreté. D'autre part, que le commerce, par voie de conséquence, doit rester exclusif avec la métropole.

Pour l'auteur, cette exclusivité du commerce est légitime dans la mesure où, comme nous dirions aujourd'hui, la métropole se doit d'investir dans la colonie, non seulement en terme de garnisons et d'aide militaire, mais aussi en aidant les colons à s'établir, aide qui doit se prolonger aussi longtemps que la colonie aura acquis des forces suffisantes pour subsister par elle-même.

Par ailleurs, l'article évoque la question de la population : la métropole perd les hommes qu'elle envoie aux colonies, et doit par conséquent veiller à un maintenir un équilibre en ne permettant qu'à un surplus de population de s'installer outre-mer.

Henri Brunschwig, lorsqu'il oppose les comptoirs ou factories aux colonies, (les comptoirs ne constituent pas des colonies dans la mesure où les commerçants ne s'y installent pas de manière définitive, p. 45[4]) met l'accent sur l'opposition chronologique que faisait déjà L'Encyclopédie en parlant d'un sixième type de colonies par rapport au cinquième. Cette opposition est liée avant tout aux progrès de la navigation.

Trafiquer et coloniser

Cette opposition se retrouve développée chez Isodore Guët :

On voit naître une double idée dans le projet de trafiquer d'une part, coloniser de l'autre.

Trafiquer, c'est‑à‑dire se poser sur plusieurs points d'une terre fertile et peuplée, y attirer les productions du pays par des échanges pour en faire le commerce maritime, n'a jamais inquiété les indigènes. La faveur est acquise à cette opération aussi simple que lucrative.

Coloniser: c'est‑à‑dire s'emparer de la terre, manifester l'intention de s'y fixer, en disposer, présente des difficultés dont on ne prévoit pas assez les conséquences.

Trafiquer est toujours possible ; coloniser ne l'est que progressivement, après une longue suite de relations commerciales. L'indigène échange volontiers toute autre chose que même une partie du sol qui l'a vu naître (p. 45)[5].

Arc de triomphe de Trajan à TimgadInformationsInformations[6]

On voit que Guët (nous sommes en 1888, en pleine période d'une expansion coloniale souvent hâtive parce que concurrentielle) introduit un point de vue moral et un personnage (l'indigène) qui sont à peu près absents de l'article de l'Encyclopédie, lequel se place uniquement du point de vue de la métropole. Pour Guët, si la forme de colonisation qui correspond à la cinquième étape de l'auteur de l'article "Colonie" est légitime, dans la mesure où elle respecte les droits et l'intégrité des populations indigènes, il en va autrement de l'occupation des terres aux détriment des autochtones, laquelle ne peut s'envisager que par négociation. Guët met le doigt ici sur les risques de la colonisation contemporaine, en particulier par la hâte et la violence qu'elle manifeste.

Le trafic, le commerce, la traite, le négoce

Voici la manière dont ces termes sont utilisés concurremment par Richelieu, faisant réponse à la demande de Rigault qui fonde la première compagnie des Indes orientales, en 1642, et l'autorisant à :

y faire [à Madagascar] le commerce et trafficq durant le temps de dix années sans qu'aucuns autres que ledit Rigault et ses associez puissent faire habitations, traictes, trafficq et commerce, ny en tirer aucunes marchandises pendant ledit temps pour apporter en ce royaume par quelque personne et nation que ce soit, sy ce n'est de leur consentement et par escript, à peine de confiscation des vaisseaux et marchandises au proffict dudit Rigault et [de] ses associez, à la charge de nous donner de temps en temps advis des négoces et des couvertures qu'ils feront  (p. 485-486)][7].

L'utilisation concurrente de ces termes, dans un texte à valeur juridique et contraignante, laisse à penser qu'ils ne sont pas équivalents, et l'on peut s'en convaincre en consultant le Trésor de la langue française  (TLF)[8]. D'une part, le commerce est d'une acception large qui renvoie à l'échange de marchandises, sans qu'il y soit nécessairement fait recours à l'argent, l'or ou des valeurs fiduciaires. Le négoce, inversement, suppose le recours à des valeurs, et pas nécessairement à des marchandises. Le trafic équivaut au commerce, mais évoque le transport des marchandises, particulièrement par voie maritime, de comptoir en comptoir. Enfin la traite est un commerce qui implique un échange de marchandises exotiques contre des marchandises métropolitaines : c'est donc un terme plus spécifiquement lié à la colonisation et qui deviendra connoté par la pratique de l'achat et du transfert d'esclaves.

DéfinitionCommerce (TLF)

ÉCON. Activité qui consiste à échanger, ou à vendre et acheter, des marchandises, produits, valeurs, etc. Jules Lefort accrut considérablement sa fortune dans le commerce des laines (GOZLAN, Le Notaire de Chantilly, 1836, p. 26) : « ... nous ne faisons pas attention (...) que la totalité du commerce pourrait s'effectuer sans argent et sans négociants (...) : l'argent en est le véhicule et l'instrument, mais ce n'est pas là proprement le commerce. Le commerce consiste essentiellement dans l'échange. Tout échange est un acte de commerce »... DESTUTT DE TRACY, Commentaire sur l'Esprit des lois de Montesquieu, 1807, p. 313.

DéfinitionNégoce (TLF)

Négoce. Activité d'échange ou de commerce à petite ou grande échelle. Le grand, le haut, le petit négoce; maison de négoce; gens de négoce; les nécessités du négoce; le négoce des vins, des grains. Lorsqu'un banquier échange des espèces contre d'autres, de l'argent contre de l'or, de l'or contre du papier, (...) il ne fait que transformer, selon les besoins de son négoce, une valeur toujours identique au fond (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p.529).

DéfinitionTrafic (TLF)

Vieilli. Commerce de marchandises. Trafic colonial; trafic sur la côte d'Afrique. La navigation sur mer avait ses périls aussi bien que ses profits (...). Mais même sur terre le trafic était souvent hasardeux (FARAL, Vie temps st Louis, 1942, p. 65). À peine l'étranger eut-il laissé entendre qu'il faisait le trafic des peaux de fourrure que Didace s'empressa de dire:  Le rat d'eau sera ben rare ce printemps, j'ai peur (GUÈVREMONT, Survenant, 1945, p. 175).

DéfinitionTraite (TLF)

HIST. COLONIALE. Trafic effectué du XVIe au XIXe s. par certains navires de commerce, principalement sur les côtes d'Afrique, qui consistait à échanger des denrées contre des marchandises et des spécialités locales. Synon. commerce. La traite des bois précieux, des épices, de la gomme, de l'ivoire; article, économie, marchandise de traite. Il examinera (...) quelles marchandises, quels objets seraient les plus convenables pour la traite des fourrures (Voy. La Pérouse, t. 1, 1797, p. 36). Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu'on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides (CÉLINE, Voyage, 1932, p. 172).

En partic. :  Traite des esclaves, des noirs, des nègres. Trafic consistant à échanger des marchandises contre des noirs africains ou à les acheter pour les employer ou les revendre en qualité d'esclaves. Abolition de/abolir la traite des noirs, des esclaves. Un monstre de petit moricaud qui naviguait depuis l'âge de sept ans sur un navire de commerce, et que je soupçonne (...) d'avoir fait la traite des noirs (A. FRANCE, Livre ami, 1885, p. 54) ; ... il s'aperçut que le meilleur moyen d'arriver à la fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu'en Europe, d'acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d'Afrique et fit la traite des nègres, en joignant à son commerce d'hommes celui des marchandises les plus avantageuses à échanger sur les divers marchés où l'amenaient ses intérêts. BALZAC, E. Grandet, 1834, p. 231.

Absol. Abolir, supprimer la traite; la traite en Afrique. « Mais la traite est favorable aux Africains; elle les soustrait au plus pénible esclavage, à tout ce que la barbarie a de plus cruel parmi eux, et elle devient un des moyens de population pour un continent immense: ainsi, la politique, d'accord avec l'humanité, exige que l'esclavage y soit continué » (BAUDRY DES LOZ., Voy. Louisiane, 1802, p. 109).  (...) « dis-moi, d'où viens-tu?  Je viens de la côte d'Afrique, je fais la traite, j'ai mon chargement, et je vais à la Jamaïque pour y vendre des noirs » (SUE, Atar-Gull, 1831, p. 10).

Il n'est pas inutile de s'être un peu attardé sur ces termes car ils permettent de mieux cerner les activités qui sont au fondement de la colonisation. Le destin du mot traite, en particulier, révèle bien son origine dans l'échange de marchandises étendu à l'être humain par le biais de pratiques préexistantes à l'esclavagisme européen.

Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrièresInformationsInformations[9]

Dans son ouvrage sur les Traites négrières[10], Olivier Pétré-Grenouilleau [11] s'interroge sur l'usage du mot : traite, synonyme de commerce et traite employé absolument pour la traite des esclaves (et particulièrement des esclaves africains noirs). Il observe que l'esclavage peut exister sans la traite et donne en exemple l'esclavage dans le sud des Etats-Unis. On objectera qu'il s'agit cependant là d'un cas d'espèce. Si l'esclavage s'est maintenu depuis la suppression de la traite en 1807 jusqu'à l'abolition de l'esclavage en 1865, dans des conditions où la traite, à la différence des îles, pouvait difficilement être contournée, il n'en a pas été de même dans les colonies sucrières où l'interdiction de la traite, et surtout le renforcement de la surveillance de la traite clandestine, ont conduit rapidement à l'appel à l'engagisme et finalement à l'extinction de l'esclavage (voir sur ce point l'article de Hai-Quang Ho[12].)

Colonisation

Si, comme on l'a vu plus haut, la colonisation peut être opposée au commerce et à la mise en place de comptoirs, comme une prise de possession dont la légitimité est discutable, et dont le risque n'est nullement négligeable, il ne manque pas de défenseurs d'une colonisation considérée comme une sorte d'échange de bons procédés. C'est ainsi que la présente, non sans une pointe d'humour, Alfred Grandidier :

Suivant l'heureuse expression de l'un de nos voyageurs africains les plus méritants et les plus énergiques, M. Mizon, la colonisation est une association où, en échange du sol et du travail que fournit l'indigène, l'homme civilisé apporte son intelligence, sa science et ses capitaux (p. 8)[13].

Ce discours, on le voit, consiste à « naturaliser » l'occupation coloniale, en l'inscrivant dans la continuité de l'échange commercial traditionnel. Seulement, on n'échange plus seulement des fusils contre des esclaves, ou des tissus contre des matières premières, mais, plus subtilement, des capitaux et valeurs immatérielles liées au progrès contre de la terre et du travail. Évidemment, ce type de raisonnement, apparemment fondé, ne tient pas compte de la volonté du partenaire de l'échange.

Colonialisme et colonisation

Si le mot colonialisme a connu le succès que l'on sait depuis le livre de Paul Louis ( Le Colonialisme [14][14]), publié en 1905 , le terme, contrairement à ce qui est souvent avancé, est apparu dix ans auparavant, si nous suivons Biondi :

Le mot « colonialisme» est alors [en 1914] pratiquement inconnu du mouvement ouvrier (on emploie : « colonisation capitaliste ») et semble relever du seul langage économique. De Molinari, rappelons-le, l'utilise le premier en 1895. Aucun dictionnaire toutefois ne le mentionne avant 1914 [...] Le mot « impérialisme», forgé en 1900 par Ledebour, ne s'imposera qu'avec la parution du livre de Lénine : L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, une vingtaine d'années plus tard (p.75)[15].

Voici la définition qu'en donne le Larousse en 1931 (année de l'exposition coloniale) : « nom sous lequel les socialistes désignent, en la condamnant, l'expansion coloniale qu'ils considèrent comme une forme d'impérialisme issue du mécanisme capitaliste. » Le terme est donc très connoté. Il est essentiellement employé par les « anticolonialistes », à de rares exceptions près, qu'il importe de signaler. Notons l'emploi singulier que font Marius-Ary Leblond du terme colonialisme :

On sent que la France ne peut plus tenir son rang en Europe, ni peut-être même vivre, qu'en s'appuyant sur son empire d'outre-mer, qu'il lui faut s'attacher étroitement et durablement cet empire. D'où approfondissement de l'Exotisme qui était surtout chez Loti un déploiement de décors, un enrichissement de l'individualisme et un impressionnisme orientaliste en Littérature Coloniale. Le Colonialisme devient la plus grande province du Régionalisme (p. 6-7)[16].

On voit que pour Marius-Ary Leblond, le colonialisme est, en 1926, un terme qui rime avec les mouvements littéraires qui se sont succédé depuis la fin du XIXe siècle : naturalisme, symbolisme, surréalisme, régionalisme ... Le colonialisme est un sous-ensemble du régionalisme, version outre-mer.

Domination, occupation, sujétion

Ces termes ne sont pas rejetés ou esquivés par le discours colonial, contrairement à ce qui s'affirme parfois. Les auteurs parlent volontiers de l'occupation d'un territoire pour désigner la présence coloniale. A titre d'exemple, dans un article sur Rabat, datant de 1913, un an après le traité de Fez, Louis Botte évoque les changements qui se sont produits dans la ville depuis « l'occupation française » (p.128 et 132)[17].

On rencontrera le terme de sujétion chez Leroy-Beaulieu, théoricien volontaire de la colonisation, qui en donne une version tout à fait dénuée de restriction :

La colonisation est la force d'expansion d'un peuple : c'est son pouvoir de reproduction, c'est sa croissance et sa multiplication dans l'espace ; c'est la sujétion de l'univers ou d'une grande partie de l'univers à la langue, aux usages, aux idées et aux lois de ce peuple (cité par Edward Saïd[18], p. 251).

Impérialisme

Henri Brunschwig fait remonter plus loin dans le temps l'apparition du mot « impérialisme » :

Le terme d' « impérialisme », dans le sens d'expansionnisme, est récent. Dauzat le relève pour la première fois dans un article du Figaro du 4 février 1880. Il ne s'est guère répandu avant que les théoriciens socialistes lui fissent un sort. Et, comme il arrive souvent, on eut tendance à étendre au passé la signification qu'il prit au XXème siècle. Il y a là un véritable anachronisme ( p. 48-49[4]).

Le terme en lui-même, signalons-le, apparaît bien plus tôt (par exemple en 1830 [19]), et est d'un usage qui n'est pas rare, mais il renvoie à la doctrine du gouvernement impérial, et non à la politique expansionniste à laquelle s'intéresse Brunschwig.

Nègres et Arabes

Revenons à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, à l'article « Nègre ». On y lit d'emblée une stigmatisation des Noirs :

NEGRE, s. m. (Hist. nat.) homme qui habite différentes parties de la terre. Depuis le tropique du cancer jusqu'à celui du capricorne l'Afrique n'a que des habitants noirs. Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent des autres hommes par tous les traits de leur visage, des nez larges & plats, de grosses lèvres, & de la laine au lieu de cheveux, paraissent constituer une nouvelle espèce d'hommes.

Si l'on s'éloigne de l'équateur vers le pôle antarctique, le noir s'éclaircit, mais la laideur demeure: on trouve ce vilain peuple qui habite la pointe méridionale d'Afrique. Qu'on remonte vers l'orient, on verra des peuples dont les traits se radoucissent & deviennent plus réguliers, mais dont la couleur est aussi noire que celle qu'on trouve en Afrique. Après ceux - là un grand peuple basané est distingué des autres peuples par des yeux longs, étroits & placés obliquement [20].

L'article évoque la très grande diversité des races humaines. Après ce balayage d'ouest en est, il suppose que les Lapons, à l'extrême nord, sont tout petits,  tandis qu'à l'extrême sud, les « Patagons » sont d'une hauteur « presque double de la nôtre ». Mais la variété ne s'arrête pas là, et il existerait dans le monde, en particulier dans les îles, des espèces pour ainsi dire inclassables :

Si l'on parcourait toutes ces îles, on trouverait peut - être dans quelques - unes des habitants bien plus embarrassants pour nous que les noirs, auxquels nous aurions bien de la peine à refuser ou à donner le nom d'hommes.

Il serait un peu hâtif d'affirmer que le mot « nègre » n'aurait acquis son caractère péjoratif que de manière récente, par exemple à la fin de la période coloniale. Observons que déjà, en 1817, Billiard[21] écrivait : « on humilie l'esclave en l'appelant nègre ; on ne le blesse point en l'appelant noir [21] ». Et Billiard lui-même, dans son Voyage aux colonies orientales utilise environ 200 fois le mot « noir » ou « noire » contre moins de 40 fois le mot « nègre ».

Un peu plus tard, Victor Hugo, dans Bug-Jargal (1826), évoque cette opposition de valeur entre les termes :

Biassou, heureux d'humilier un blanc, l'interrompit encore :  — Nègres et mulâtres ! qu'est-ce que cela veut dire ? Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés par le mépris des blancs ? Il n'y a ici que des hommes de couleur et des noirs, entendez-vous, monsieur le colon ? (p. 47)[22]

Peinture africaine (4000 av. JC)InformationsInformations[23]

Il faudrait faire l'histoire du terme, de son usage et des valeurs qui lui sont attachées. Il n'est pas impossible que le terme ait perdu une part de son caractère péjoratif lors de la période de l'empire français, particulièrement entre les deux guerres. Il est patent que ce mot, employé dans certains titres ou sous-titres d'ouvrages — comme l'Anthologie nègre de Blaise Cendrars (1921) [24], L'Âme nègre (1922) [25] et Les Nègres (1927) [26] de Maurice Delafosse, Batouala, véritable roman nègre (1938) [27], ou encore l' Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor (1948) [28] — n'a pas de valeur négative. On connaît le succès littéraire de la « négritude ». L'expression d' « Art nègre », dont les œuvres ont fait la fortune des marchands d'art au début du XXe siècle, est consacrée par l'histoire de l'art.

Après la guerre, dans le rejet de la période coloniale et de son vocabulaire, le terme est considéré comme péjoratif, et ne peut plus être utilisé en dehors d'expression consacrées comme « Art nègre », ou « négritude ». On peut s'en rendre compte en lisant une note de l'auteur de la Rose de sable, roman réédité en 1968 :

Nous avons laissé, bien entendu, dans la présente édition, la terminologie de 1930 qui figure dans l'original: "Arabes" pour l'actuel "musulmans nord-africains", "nègres" pour l'actuel "noirs", etc. nous reprenons "indigènes" dans cette préface nouvelle, le mot n'ayant nullement le sens péjoratif que certains y croient voir. "Indigène" "qui est originaire du pays" (Littré) (Préface) [29]

La référence à Littré est peu convaincante, puisqu'il s'agit d'un dictionnaire du XIXe siècle, mais cette note est significative : le processus de décolonisation provoque la mise au rebut d'un vocabulaire.

En publiant sa thèse, trois ans plus tard, sur L'expansion coloniale vue dans la littérature romanesque française, Martine Astier-Loutfi se sent tenue d'apporter des explications sur le vocabulaire qu'elle utilise :

Les difficultés d'atteindre à l'impartialité en cette matière se sont concrétisées dans un problème obsédant de terminologie. Selon que l'on emploie le mot "Arabe" ou "Nord-Africain" ou "Algérien", "Annamite", "Indochinois" ou "Vietnamien", "Nègre", Noir ou "Africain" on risque de tomber dans l'anachronisme ou surtout dans les infinies nuances du distinguo raciste ou politique. Même le mot "indigène" n'est pas, en dépit du dictionnaire, lavé de tout soupçon. Et que dire des mots "colon" ou "colonialiste" ? (p.8)[30].

Aujourd'hui, le mot « indigène » est exclu des vedettes Rameau de la bibliothèque nationale de France : le mot correspondant est « autochtone ».

Ces casse-têtes terminologiques ne sont pas spécifiquement français. Dans l'Avertissement d'un ouvrage beaucoup plus récent, l'auteur de Negrophilia doit faire cette mise au point :

The word « negro » was often used during the 1920's to describe people of African origin. In this book, it is employed only in the context of the period. Apart from this usage, I prefer as descriptors the more general and politicized word “black” or specific definitions such as “African-American” or “Afro-Carribean”. “White” is used there to describe people of European origin (p. 9)[31]. [Le mot « nègre » était souvent utilisé dans les années vingt pour décrire les personnes d'origine africaine. Dans cet ouvrage, il n'est employé que dans le contexte de cette période. En dehors de cet usage particulier, je préfère utiliser le terme de « noir », plus général, et plus acceptable politiquement, ou encore des termes plus spécifiques tels que « afro-américain » ou « afro-caribéen ». Le terme « blanc » est employé ici pour désigner les personnes d'origine européenne.]

ComplémentEléments bibliographiques

Brunschwig, Henri, "Colonisation - Décolonisation Essai sur le vocabulaire usuel de la politique coloniale", Cahiers d'études africaines, vol. I, n° 1, 1960, p. 44-55.

Dulucq, Sophie, Klein, Jean-François, et Stora, Benjamin, éd., Les Mots de la colonisation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008.

Liauzu, Claude, et Almeida-Topor, Hélène d', Dictionnaire de la colonisation française, Paris, Larousse, coll. À présent, 2007, 646 p.

Rioux, Jean-Pierre, éd., Dictionnaire de la France coloniale, Paris, Flammarion, 2007.

  1. Page de titre de l'édition du tome premier (1751) Licence : Domaine Public

  2. Diderot [1751-1772]

    Diderot, Denis, et Alembert, Jean Le Rond d', Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, 1751-1772, article « Colonie », disponible en ligne : http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.21:198./var/artfla/encyclopedie/textdata/IMAGE/, consulté le 3 juillet 2010.

  3. Titre : [Illustrations de Les Incas ou la destruction de l'Empire du Pérou] / J.M. Moreau le Jeune, dess. ; De Gendht, N. de Launay, A.J. Duclos, grav. ; J.F. Marmontel, aut. du texte Auteur : Moreau, Jean-Michel (1741-1814). Dessinateur Auteur : Ghendt, Emmanuel-Jean-Népomucène de (1738-1815). Graveur Auteur : Launay, Nicolas de (1739-1792). Graveur Auteur : Duclos, Antoine-Jean (1742-1795). Graveur Auteur : Marmontel, Jean-François (1723-1799). Auteur du texte Éditeur : Lacombe (Paris) Date d'édition : 1777 Sujet : Amérique -- Découverte et exploration espagnoles -- 16e siècle Type : image fixe Langue : Français Format : 11 est. : burins et eaux-fortes : n. et b. ; 13,4 x 8,7 cm Format : image/jpeg Droits : conditions spécifiques d'utilisation Identifiant : ark:/12148/btv1b23000381 Source : Bibliothèque nationale de France Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb38495390v Description : [Tome 2. Pl. en reg. p.360 : Histoire des Incas. Défaite d'Ataliba, roi du Pérou, devant les conquistadors Espagnols qui envahissent son palais.] La famille d'Ataliba... dormait alors autour de lui. [cote : Réserve F 3404.5 M35 v1 et v2] Provenance : bnf.fr

  4. Brunschwig [1960]

    Brunschwig, Henri, "Colonisation - Décolonisation. Essai sur le vocabulaire usuel de la politique coloniale", Cahiers d'études africaines, n° 1, 1960, p. 44-55.

  5. Guet [1888]

    Guët, Isodore, Les Origines de l'île Bourbon et de la colonisation française à Madagascar, Paris, C. Bayle, 1888.

  6. Brossard, Charles, Colonies françaises, Paris, E. Flammarion, coll. Géographie pittoresque et monumentale de la France et de ses colonies, 1906, VIII, 632 p. Licence : Domaine Public

  7. Froidevaux [1898]

    Froidevaux, Henri, "Documents inédits relatifs à la constitution de la Compagnie des Indes orientales de 1642", Bulletin du Comité de Madagascar, 5 octobre 1898, p. 481-503.

  8. TLF

    Trésor de la langue française, accessible en ligne : http://atilf.atilf.fr/tlfi.htm

  9. Pétré-Grenouilleau, Olivier, Les Traites négrières, Paris, La Documentation française, 2003.

  10. Pétré-Grenouilleau 2003

    Pétré-Grenouilleau, Olivier, Les Traites négrières, Paris, La Documentation française, 2003, 468 p.

  11. Pétré Grenouilleau [2003]

    Pétré-Grenouilleau, Olivier, Les Traites négrières, Paris, La Documentation française, 2003.

  12. Ho [2002]

    Ho, Hai-Quang, "La transition de l'esclavage au salariat à La Réunion (1828-1853)" dans L'Economie de l'esclavage colonial : enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, Paris, CNRS, 2002, p. 151-181

  13. Grandidier [1895]

    Grandidier, Alfred, "Discours de M. Grandidier", Bulletin du comité de Madagascar, vol. 1, n° 1, mars 1895.

  14. Louis [1905]

    Louis, Paul, Le Colonialisme, Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition [Librairie E. Cornély], 1905.

  15. Biondi [1992]

    Biondi, Jean-Pierre et Morin, Gilles, Les Anticolonialistes : 1881-1962, Paris, Robert Laffont, coll. Les Hommes et l'histoire, 1992.

  16. Leblond [1926]

    Leblond,Marius-Ary, Après l'exotisme de Loti, le roman colonial, Paris, V. Rasmussen, 1926.

  17. Botte [1913]

    Botte, Louis, "Rabat", Le Tour du Monde, 19e année, n° 11, 15 mars 1913.

  18. Said [1985]

    Said, Edward W., L'Orientalisme [1978], Paris, Éditions du Seuil, 1985, 392 p.

  19. Sainte-Marie [1879]

    Sainte-Marie, M., Hérédité et impérialisme. La fin de l'empire !, Paris, Dentu, 1879.

  20. Diderot [2010]

    Diderot, Denis, et Alembert, Jean Le Rond d', Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, 1751-1772, article « Nègre », disponible en ligne : http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.80:322./var/artfla/encyclopedie/textdata/IMAGE/ (consulté le 10 juillet 2010).

  21. Billiard [1822]

    Billiard, Auguste, et Montalivet, Jean-Pierre Bachasson, Voyage aux colonies orientales, ou, Lettres écrites des îles de France et de Bourbon pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820, à M. le cte de Montalivet, pair de France, ancien ministre de l'intérieur, etc, Paris, Librairie française de l'Advocat, 1822.

  22. Hugo [1876]

    Hugo, Victor, Bug-Jargal [1818-1826], Paris, J. Hetzel et Cie, 1876.

  23. Artiste Afrikanischer Maler Titre Deutsch: Weiße Dame von Auahouret Date Deutsch: um 4000 v. Chr. English: c. 4000 v. Chr. Technique/matériaux Deutsch: Felsmalerei Dimensions Deutsch: ca. 140 × 100 cm Lieu actuel Deutsch: Sahara Source/Photographe The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei. DVD-ROM, 2002. ISBN 3936122202. Distributed by DIRECTMEDIA Publishing GmbH Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale

  24. Cendrars [1921]

    Cendrars, Blaise, Anthologie nègre, Paris, Éditions de la Sirène, 1921

  25. Delafosse [1922]

    Delafosse, Maurice (éd)., L'Âme nègre, Paris, 1922.

  26. Delafosse [1927]

    Delafosse, Maurice, Les Nègres, « Bibliothèque générale illustrée » n°4, Paris, Rieder, 1927.

  27. Maran [1938]

    Maran, René , Batouala; véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, 1938.

  28. Senghor [1948]

    Senghor, Léopold Sédar, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (préface de Jean-Paul Sartre), Paris, Presses universitaires de France, 1948.

  29. Montherlant [1968]

    Montherlant, Henry de, La Rose de sable, Paris, Gallimard, 1968. On sait que l'ouvrage a été écrit dans les années 1930, et qu'une première édition a été publiée en 1955 (Henry de Montherlant, L'Histoire d'amour de la rose de sable : roman, Lausanne, La Guilde du livre, 1955).

  30. Astier Loutfi 1971

    Astier Loutfi, Martine, Littérature et colonialisme. L'expansion coloniale vue dans la littérature romanesque française, 1871-1914, Paris-La Haye, Mouton, 1971.

  31. Archer Straw 2000

    Archer Straw, Petrine, Negrophilia : avant-garde Paris and Black culture in the 1920s, New York, N.Y., Thames & Hudson, 2000.

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