Fatigue : aspects psychophysiologiques

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Le rôle des émotions et de la motivation dans la stratégie de régulation de l'allure:

Les auteurs emploient parfois le terme de sensation, parfois d'émotion. Les nuances entre ces notions sont subtiles et les définir précisément est en effet une chose difficile à laquelle les psychologues et neurophysiologistes s'attèlent. Le terme d'émotion semble néanmoins être le plus approprié puisque les changements physiologiques induits par la fatigue sont à l'origine d'une réaction comportementale correspondant à une modulation de l'allure.

Selon le Modèle du Gouverneur Central, lorsque l'exercice est effectué jusqu'à la fatigue, la perception croissante de l'effort ou de l'inconfort entraîne une diminution progressive du désir conscient de surmonter ce mécanisme de contrôle, induisant une réduction de la puissance ou de l'intensité d'exercice (Noakes et al., 2005). L'évolution des réactions affectives négatives est donc un élément important des mécanismes de régulation de l'allure.

Si on poursuit l'analyse holistique de la fatigue par une recherche approfondie dans le domaine de la psychologie de l'exercice, la littérature nous laisse à penser que le plaisir pourrait enrichir la compréhension en complément de l'effort (Kilpatrick et al., 2007), unique paramètre émotionnel pris en considération dans le Modèle du gouverneur central.

De nombreuses études montrent que les réactions affectives sont fonction de l'intensité de l'exercice. La valence affective reste positive (c'est à dire agréable) dans des conditions de faible intensité alors que des intensités plus élevées sont associées à des réactions affectives négatives (c'est à dire désagréable) (Acevedo et al, 2003;. Kilpatrick et al, 2007;. Sheppard & Parfitt, 2008).

De façon logique on peut supposer que lorsque l''intensité d'exercice augmente, le niveau de perception de l'effort s'élève progressivement tandis que le plaisir aura tendance à diminuer. C'est exactement ce qu'on observe lorsque l'on fait passer des tests incrémentés à des sportifs (ou non sportifs d'ailleurs) et qu'on leur demande leur niveau d'effort et de plaisir sur une échelle de 0 à 10 pendant l'exercice. C'est vrai pour l'effort en tout cas. Car pour l'évolution du plaisir, 2 cas de figures peuvent être observés : soit le plaisir diminue quasi linéairement au fur et à mesure que l'intensité augmente (figure 1).

Figure 1 : Diminution du plaisir ressenti avec l'augmentation de l'intensité :

Evolution décroissante du plaisir au cours d'un exercice d'intensité croissante

C'est le cas qui paraît spontanément être le plus logique : plus l'intensité augmente, plus l'effort à faire devient important et en conséquence au moins on y prend de plaisir. Mais il existe un 2ème cas possible : le plaisir est plus important pour les intensités moyennes que pour les intensités les plus faibles. C'est ce qu'on observe le plus fréquemment chez les sportifs relativement expérimentés et entraînés (figure 2).

Figure 2 : Evolution croissante puis décroissante du plaisir ressenti avec l'intensité d'exercice.

Evolution croissante puis décroissante du plaisir au cours d'un exercice d'intensité croissante

Et à bien y réfléchir, il paraît effectivement logique qu'un cycliste entraîné va prendre plus de plaisir à 30 qu'à 20 km/h, s'il n'est pas en condition de fatigue bien entendu. La sensation de vitesse, d'efficacité par exemple va alors participer au fait que le plaisir ressenti sera plus important que pour des allures plus faibles.

On comprend dès lors l'importance de prendre en considération cette notion de plaisir, en complément de l'effort, habituellement utilisé de façon exclusive, dans la compréhension des mécanismes émotionnels de la fatigue et de la régulation de l'allure.

Quand on s'intéresse cette fois-ci à l'évolution de ces paramètres émotionnels lors d'un exercice réalisé à intensité constante jusqu'à la fatigue, on peut observer que l'effort augmente à mesure que le temps passe, alors que le plaisir diminue. Ces évolutions ne sont pas forcément linéaires car elles répondent à des phénomènes complexes. Mais leur analyse renforce le fait qu'un ensemble, le plus important possible, de paramètres émotionnels doit participer à la compréhension de la fatigue et de la régulation de l'allure.

Dans un 1er temps, la différence entre l'effort et le plaisir perçus, définie comme la « charge affective » peut être prise en compte.

Si on utilise l'échelle CR10 de Borg (Borg et al., 1985) pour quantifier l'effort et le plaisir au cours de l'exercice, les valeurs de charge affective peuvent varier de -10 à + 10.

En effet, au début de l'exercice de faible intensité, les réactions affectives négatives sont proche de 0 alors que les réponses positives sont près de la valeur maximale de sorte que la charge affective est proche de - 10. Mais quand l'exercice est effectué jusqu'à l'épuisement, la charge affective augmente à des valeurs proches de + 10 (figure 3).

Figure 3 : Evolution de la charge affective avec l'intensité d'exercice.

Evolution de la charge affective en fonction de l'intensité d'exercice

Les travaux antérieurs ont montrés que réguler son allure revient à réguler son niveau de réserve énergétique, et de façon plus générale le niveau de stress physiologique afin que la « catastrophe » physiologique ne survienne pas avant d'avoir franchi la ligne d'arrivée ou le temps escompté d'exercice (de Koning et al., 1999; Foster et al., 1994; Hettinga et al., 2006; Hettinga et al., 2007). Mais ces travaux n'expliquent pas comment le sportif peut parvenir à contrôler ces paramètres qui sont complètement inaccessibles à la conscience. On ne peut en effet pas connaitre notre niveau de réserve en glycogène ou bien notre taux de lactate sanguin ou notre pH pendant que l'on est en train de réaliser un exercice physique. La seule hypothèse qui puisse expliquer que ce contrôle s'opère c'est que le sportif accède à une représentation fiable de cette réalité physiologique. Qui dit « représentation » dit « fonction mentale supérieure » et intervention du cerveau. Là encore la démarche permettant d'accéder à la compréhension de la complémentarité des mécanismes physiologiques et mentaux de la fatigue et de la régulation de l'allure ne peut être qu'holistique et non ultra-spécialisée et focalisée sur tel ou tel appareil physiologique.

En prenant en compte les données scientifiques sur les mécanismes physiologiques et psychologiques durant un exercice fatiguant, l'hypothèse qui peut être proposée revient à dire que pour contrôler son niveau de stress physiologique, le sportif régule son niveau d'investissement émotionnel (Baron et al., 2011).

La théorie du modèle du gouverneur central propose que le malaise qui se développe durant l'exercice réduise progressivement le désir conscient de maintenir une intensité d'exercice élevée (Noakes et al., 2005). Cette théorie tente ainsi d'introduire le rôle de la motivation dans l'élaboration de stratégies de stimulation dans un modèle scientifique. La croyance populaire veut que ce facteur soit d'une grande importance dans la performance et dans la poursuite d'un exercice fatiguant mais elle est rarement étudiée directement. Ainsi, les psychologues de l'exercice étudient la motivation humaine dans des contextes autres que celui-ci.

Mais les modèles qu'ils utilisent tel que celui de l'autorégulation (Bandura, 1991;. Seo et al, 2004) peuvent nous aider à comprendre scientifiquement le rôle de la motivation dans le contexte qui est le notre.

Selon ce modèle, les individus développent des stratégies qui leur permettent d'atteindre leurs objectifs, de mobiliser et de surveiller leurs comportements en vue d'atteindre leurs objectifs (Seo et al, 2004). Les phénomènes émotionnels ont une place centrale dans les mécanismes de régulation comportementale pour faire face efficacement à l'environnement (Damasio, 1994, 1999.; Seo et al., 2004). La régulation de l'allure durant l'exercice peut être considérée comme une régulation comportementale dans le sens ou le sportif a et fait le choix de moduler son comportement (accélérer ou ralentir) en fonction des réponses de son organisme pour interagir avec son environnement et répondre l'objectif qu'il s'est fixé.

Pour atteindre cet objectif, l'athlète doit accepter l'inconfort émotionnel et les sensations désagréables associés à l'apparition de troubles de l'homéostasie physiologique et de stockage énergétique (Hulleman et al, 2007). Cela implique que le niveau de motivation doit être suffisant pour surmonter ces sensations négatives.

En tenant compte des observations de terrain et des modèles scientifiques, l'approche holistique permet de proposer une modélisation des mécanismes de régulation de l'allure (Baron et al., 2011). Ce modèle s'appuie sur l'hypothèse selon laquelle les émotions perçues sont en lien direct avec le niveau de stress physiologique en accord avec les travaux récents en neurophysiologie (Damasio, 2000). En d'autres termes, le cerveau nous permet d'obtenir une représentation fiable de notre statut physiologique en intégrant en en traitant l'ensemble des signaux en provenance de l'organisme et en les traduisant en émotions. C'est ce qui est connu sous le nom de « conscience intéroceptive ».

Pour la perception de l'effort par exemple, c'est l'ensemble des modifications physiologiques induites par l'exercice qui entraîne une augmentation linéaire de celle-ci en fonction de l'intensité et de la durée d'exercice (Crewe et al., 2008).

Selon le modèle proposé, le désir de sélectionner une intensité plus ou moins élevée à un moment de l'exercice dépend ainsi de la différence entre le niveau d'acceptation de la charge affective pour une durée donnée et le niveau de cette charge affective à ce moment (figure 4).

Figure 4 : Modélisation du processus de régulation de l'allure (d'après Baron et al, 2011).

Rôle des émotions dans la régulation de l'allure

C'est donc la charge affective qui influence le choix de l'intensité pour un niveau donné de motivation. Plus le plaisir à réaliser l'exercice est important, plus le désir de sélectionner une intensité élevée est important. A l'inverse, plus l'effort est important, moins le désir est important. Durant un exercice, c'est donc la charge affective que le sportif régulerait afin que son niveau ne dépasse pas celui d'acceptation de cette charge affective avant la fin de l'épreuve. En comparant le niveau de charge affective imposé par la puissance qu'il a sélectionnée et la durée d'effort à effectuer, il parvient ainsi à moduler la puissance de la façon la plus adaptée à ses capacités. Cette charge affective correspondant à une représentation mentale de l'état physiologique, il parvient ainsi à prendre en compte indirectement mais efficacement le niveau de ses réserves énergétiques et à réguler son allure en conséquence.

Le statut physiologique ?(Craig, 2003; St Clair Gibson et al., 2006)?, l'appréciation de la distance ou du temps restant ?(Hettinga et al., 2006)? ?(Garcin et al., 1999)?, mais également le niveau de CA et d'acceptation de la CA interagissent de façon complexe dans le choix et le contrôle de la puissance développée.

Alors qu'on pourrait spontanément douter de la fiabilité d'un processus de régulation de la puissance basé sur des mécanismes, non conscients pour une partie et subjectifs pour une autre, il semble au contraire qu'il soit efficace chez le cycliste expert, et qu'il reste adapté même dans des conditions de forme différentes. Ainsi, quand on demande à des cyclistes de réaliser la meilleure performance sur une distance donnée, lors de séances réalisées à des jours différents, le temps varie selon le niveau de forme du jour. En comparant la meilleure et la moins bonne performance au cours de tests sur 1500m, Hettinga et coll ont montré que dans chaque condition, la stratégie spontanément utilisée par les cyclistes était optimale, c'est à dire qu'elle restait parfaitement adaptée aux possibilités du jour, à la fois lors de la meilleure et de la moins bonne performance (Hettinga et al., 2009).

L'expérience de l'exercice à réaliser et donc, le niveau d'expertise du sportif influence le niveau d'efficacité de ce système. C'est la raison pour laquelle les données de terrain montrent que les sportifs experts parviennent à réguler correctement leur allure en fonction de leur niveau de condition physique et de la nature de la tache à réaliser, contrairement aux novices.

ComplémentRéférences

Baron, B., Moullan, F., Deruelle, F., & Noakes, T. D. (2011). The role of emotions on pacing strategies and performance in middle and long duration sport events. Br J Sports Med, 45(6), 511-517.

Borg, G., Ljunggren, G., & Ceci, R. (1985). The increase of perceived exertion, aches and pain in the legs, heart rate and blood lactate during exercise on a bicycle ergometer. Eur J Appl Physiol Occup Physiol, 54(4), 343-349.

Craig, A. D. (2003). Interoception: The sense of the physiological condition of the body. Curr Opin Neurobiol, 13(4), 500-505.

Crewe, H., Tucker, R., & Noakes, T. D. (2008). The rate of increase in rating of perceived exertion predicts the duration of exercise to fatigue at a fixed power output in different environmental conditions. Eur J Appl Physiol, 103(5), 569-577.

Damasio, A. (2000). The feeling of what happens: Body, emotion and the making of consciouness. London: Vintage.

de Koning, J. J., Bobbert, M. F., & Foster, C. (1999). Determination of optimal pacing strategy in track cycling with an energy flow model. J Sci Med Sport, 2(3), 266-277.

Foster, C., Schrager, M., Snyder, A. C., & Thompson, N. N. (1994). Pacing strategy and athletic performance. Sports Med, 17(2), 77-85.

Garcin, M., Vandewalle, H., & Monod, H. (1999). A new rating scale of perceived exertion based on subjective estimation of exhaustion time: A preliminary study. Int J Sports Med, 20(1), 40-43.

Hettinga, F. J., De Koning, J. J., Broersen, F. T., Van Geffen, P., & Foster, C. (2006). Pacing strategy and the occurrence of fatigue in 4000-m cycling time trials. Med Sci Sports Exerc, 38(8), 1484-1491.

Hettinga, F. J., De Koning, J. J., Hulleman, M., & Foster, C. (2009). Relative importance of pacing strategy and mean power output in 1500-m self-paced cycling. Br J Sports Med.

Hettinga, F. J., De Koning, J. J., Meijer, E., Teunissen, L., & Foster, C. (2007). Biodynamics. Effect of pacing strategy on energy expenditure during a 1500-m cycling time trial. Med Sci Sports Exerc, 39(12), 2212-2218.

Kilpatrick, M., Kraemer, R., Bartholomew, J., Acevedo, E., & Jarreau, D. (2007). Affective responses to exercise are dependent on intensity rather than total work. Med Sci Sports Exerc, 39(8), 1417-1422.

St Clair Gibson, A., Lambert, E. V., Rauch, L. H., Tucker, R., Baden, D. A., Foster, C., et al. (2006). The role of information processing between the brain and peripheral physiological systems in pacing and perception of effort. Sports Med, 36(8), 705-722.

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